PHILIPPE FOREST "La grande sentimentalité pensive du monde"
On sait bien à quel point sont profitables aux enfants les livres qu'on dit
réservés aux adultes, qu'on leur interdit et qui leur enseignent en secret la
vraie vérité noire de la vie. On dit moins combien peuvent apporter aux grands
les livres qu'on abandonne à tort aux petits, les récits qu'on s'imagine, passé
un certain âge, pouvoir laisser à jamais derrière soi. Le mot célèbre de Baudelaire
dit : le génie est l'enfance retrouvée à volonté. Il y a des livres qui sont
comme des réserves d'enfance devant soi. Ainsi certains des romans, des poèmes
de Hugo. Il y a en eux de l'enfance, de cette enfance dont les Proses
philosophiques nous rappellent qu'elle « ressemble à celle du nazaréen
au temple » : « Elle enseigne. Les docteurs l'écoutent ; elle a le doigt levé.
» Cosette ou Gavroche, Gwynplaine et Dea, Jeanne ou Georges désignent quelque
chose du doigt. Comme tout le monde, j'ai commencé enfant la lecture desMisérables
et je n'ai pas dû aller beaucoup plus loin que la fin de la première partie du
roman. Contrairement à ce que l'on préfère toujours puérilement penser,
l'enfance se caractérise souvent par un terrible esprit de sérieux, un
fanatisme de l'intelligence, une curiosité arrogante à l'égard des choses de la
pensée. A huit ou dix ans, le petit personnage que j'étais devait penser qu'il
y avait d'autres livres plus importants – plus dignes de lui – que celui-là à
découvrir de toute urgence. J'ai lu ces livres, donc. Et c'est seulement il y a
quelques semaines que j'ai achevé la lecture des Misérables. Il y a
quelque chose de formidable, d'énorme dans la patience des livres, dans leur
faculté infatigable d'attente. Dans leur capacité de pardon devant la cruauté
avec laquelle nous les traitons. On ferme le livre, on l'oublie, on le perd. On
abandonne sans scrupule les êtres de papier qui vivent en lui à leur drame
atroce et immobile. Un homme, sorti du grand dedans du désespoir, appelle à
l'aide comme depuis le milieu d'une mer démontée, une petite fille s'enfonce
dans l'obscurité d'une nuit sans merci, il y a des amants aussi, éblouis dans
le paradis d'un petit jardin de Paris et partout, la longue rumeur de bruit et
de fureur de l'histoire où tout finit en désastre. Le temps semble s'être
arrêté mais tout le tumulte qu'il a fait une fois se lever reste prisonnier à
jamais du simple silence d'un livre refermé. Au cours des trente ans de cette
lecture suspendue, il est arrivé un certain nombre de choses dans ma vie –
comme il en arrive nécessairement dans toute autre – et j'ai fini par
m'imaginer que ces choses n'étaient pas sans rapport avec l'aventure vécue de
toutes ces figures que j'avais oubliées dans le noir d'une œuvre où je devais
un jour les retrouver. Littérairement, Hugo n'a qu'un ennemi : il s'agit du«
bon goût ». Il y voit une forme d' « inappétence » : « Le goût est un estomac,
écrit-il. Il a des maladies qu'il prend pour des délicatesses.» Par manque
d'appétit, entendez pour Hugo : manque de courage quand, chez un romancier,
chez un poète, c'est précisément cette qualité-là – le courage – qui comprend –
enveloppe, pénètre – toutes les autres. La perfection sage – telle que l'exige
le « bon goût » – est un défaut. Il lui manque quelque chose qui la défigure et
la déforme, une sorte de béance ou de déchirure qui la tourne vers « cela » que
nomme Hugo et qu'il appelle « l'inconnu », « l'infini », marquant ainsi que la
littérature n'est rien si elle ne place au-dessus d'elle-même ce quelque chose
qui ne lui revient pas et par rapport à quoi elle prend sens de cette seule
façon qui ne soit pas totalement infamante. Hugo exagère. Beaucoup l'ont dit,
et lui le premier. Il abuse : tout à fait comme le Dieu qu'il décrit dans son
magnifique « Poème du Jardin des Plantes » et qui pousse la grossièreté jusqu'à
remplir sa création de toutes sortes de formes qui affligent la décence et
passent la mesure: babouins et kangourous, taupes et rhinocéros, colimaçons et
colibris. Hugo est un héros excessif : il se croit tout permis, il en fait
toujours trop. Il choque non par dandysme – encore qu'il y ait plus d'élégance
dans sa vulgarité affectée que dans toutes les formes infirmes de la
distinction poétique – mais parce qu'il fait du scandale une arme énorme et
désolante dans le combat politique et moral qu'il lui plaît de livrer. « Le bon
goût, explique Hugo, est une précaution prise par le bon ordre. » Violer le
premier est donc une manière assurée de toucher au second. Et il y a là quelque
chose de joyeusement anarchiste. Le plus grand poète français du XXe siècle,
son seul héritier peut-être – je veux parler de Louis Aragon – se rappellera
tout cela. En 1941, alors que se déroule dans le monde une autre année plus
terrible et qu'un nouveau caporal fait peser une ombre plus sombre sur l'Europe
que celle de Napoléon le petit, il donne la parole à Hugo dans une sorte de
fable qu'il intitule « Langage des statues ». Le vieux poète apostrophe ses
jeunes collègues en ces termes: « Ne craignez pas toujours d'être de mauvais
goût. » Et il leur reproche de chasser les papillons, de construire des
châteaux de cartes, de jouer de la flûte en faisant le pied de grue quand
l'Apocalypse exigerait autour d'eux de détourner le tonnerre pour le jeter aux
tempêtes. Hugo dresse un doigt vengeur et, rendant son vrai nom à toute chose,
il rétablit la réalité dans son appareil – le plus simple – d'extase ou
d'horreur. Jetant le vers noble aux chiens noirs de la prose, il fait rentrer
dans ses poèmes le monde sans rien en laisser, toute la basse-cour et toute la
ménagerie, vaches et cochons, ânes et poules ; il y fait pousser un verger avec
toutes ses couleurs. Et au long fruit d'or, comme on sait, il dit : « Mais tu
n'es qu'une poire. » Il y a de l'enfance encore dans ce geste. Le doigt que
lève vers le ciel l'enfant des évangiles et qui enseigne les savants est le
même qu'afin de réveiller les foules en riant, les enfants du conte tournent
vers le roi nu. Hugo embarrasse. Et c'est bien pourquoi on ne le tolère plus
que déguisé en statue et à la condition que s'exprime en son nom tout le
personnel peu scrupuleux de l'actuelle société du Spectacle : politiciens et
publicitaires, comédiens et vedettes. Toutes les critiques qu'on lui fait
tomberaient d'elles- mêmes si l'on s'avisait qu'il est aussi l'un des plus
formidables ironistes de la littérature française. Le sérieux que ses censeurs
lui reprochent est bien souvent celui-là même qu'ils lui prêtent sans le savoir
vraiment, n'entendant pas que chez Hugo, la vanité grave sait merveilleusement
se moquer d'elle- même, qu'une phrase sur deux a souvent pour lui valeur
d'antiphrase, et que si le génie est roi, il est aussi à lui- même son propre
bouffon. Ce qui choque profondément chez Hugo porte un nom : il s'agit, je
crois, de la sentimentalité. Mon dictionnaire m'apprend que ce mot naît dans la
langue en 1804. Autant dire que lui et Hugo sont des quasi contemporains. Dans
ses magnifiques Fragments d'un discours amoureux, Roland Barthes note comment
par un « renversement historique », aujourd'hui « ce n'est plus le sexuel qui
est indécent, c'est le sentimental – censuré au nom de ce qui n'est, au fond,
qu'une autre morale ». Et c'est le même Roland Barthes – ignorant tout à fait
Hugo –qui, dans ses tout derniers textes, désigne comme unique principe et
moteur de l'opération romanesque cette chose qu'il aurait sans doute autrefois
nommé désir mais qui lui semble mériter malgré tout et en somme un autre nom.
Et Barthes déclare, non sans réticences et précautions, comme conscient de l'énormité
affligeante de son aveu : « il faut accepter que l'œuvre à faire représente
activement, sans le dire, un sentiment dont j'étais sûr, mais que j'ai bien du
mal à nommer, car je ne puis sortir d'un cercle de mots usés, douteux à force
d'avoir été employés sans rigueur. Ce que je puis dire, ce que je ne peux faire
autrement que de dire, c'est que ce sentiment qui doit animer l'œuvre est du
côté de l'amour : quoi? La bonté? La générosité? La charité? Peut-être tout
simplement parce que Rousseau lui a donné la dignité d'un philosophème : la
pitié (ou la compassion). » Il y a des évidences qui, en de certaines époques,
prennent parfois l'apparence de paradoxes, de contre-vérités et il faut alors
suivre un très long chemin – différent pour chacun par ses hasards, ses
accidents, ses secrets –pour s'en revenir vers elles et leur rendre leur valeur
d'évidence. Pour quelqu'un formé selon un certain « bon goût» moderne – que
Roland Barthes a, par exemple, si magnifiquement incarné –, le pathétique vrai
dont procède l'œuvre de Hugo passe d'abord et nécessairement pour négligeable,
inconvenant. Parfois risible et pour certains : méprisable. En un mot :
obscène. Mais c'est le propre de l'évidence, précisément, que de toujours
apparaître sous de tels traits. Certes, il y a dans l'œuvre de Hugo des mots
aujourd'hui si usés que leur grandiloquence nous en détourne stupidement.
Lorsque Hugo écrit : « génie », « poète », « penseur » ou « Dieu », il faudrait
me semble-t-il traduire ces termes dans une langue délivrée de tout idéalisme
et comprendre qu'avec eux, Hugo évoque en vérité les formes possibles d'une
puissance impersonnelle de pitié planant pensivement sur le monde. Alors, le
malentendu dissipé, le préjugé surmonté, on pourrait enfin lire ceci qui vient
encore des Proses philosophiques : « Qu'est-ce que le génie, si ce n'est pas
une plus grande ouverture de cœur ? Les hautes facultés, à leur point de départ
comme à leur point culminant, s'attendrissent. Une larme tombe éternellement,
goutte à goutte, sur le mystérieux sommet de l'âme humaine. » Et encore : «
Penser est une générosité. Les penseurs regardent autour d'eux ; ils voient
dans ce crépuscule que nous nommons la civilisation, tous ces noirs groupes
désespérés ; les penseurs songent ; et les gémissements, les angoisses, les
fatalités entrevues en même temps que les douleurs touchées, les tyrannies, les
passions, les esclavages, les deuils, les peines, font poindre dans leur esprit
ce sublime commencement du génie, la pitié. » Mais de quelle « sentimentalité »
parlons-nous? Comme Georges Bataille – étrangement indifférent à Hugo quand il
aurait trouvé en lui l'un des plus grands représentants de son « bas
matérialisme » – et discriminant entre formes majeures et mineures de la
souveraineté, comme Hugo lui-même opposant la grande et la petite simplicité,
il faudrait distinguer. La petite monnaie du sentiment fournit à l'actuelle
société du Spectacle sa devise principale, elle l'approvisionne en liquidités
de toutes sortes et fait tourner ainsi l'impitoyable mécanique d'un négoce qui
transforme le malheur lui-même en un matériau rentable, un produit comme les
autres destiné à circuler puis à disparaître au sein du simulacre total de la
désespérance douce. La grande sentimentalité hugolienne est d'un autre ordre, d'une
autre dimension. Un adjectif la résume : cette sentimentalité est pensive.
Pensif ? Il y a peu de mots qui appartiennent autant au vocabulaire de Hugo que
celui-ci. Les derniers romans de Hugo (particulièrement L'Homme qui rit), ses
derniers poèmes (sur lesquels soufflent les quatre vents de l'esprit)
s'adressent à un lecteur qui se sait pensif devant le destin ou bien devant la
nuit. « Partout, lit-on dans Les Misérables, nous honorons l'homme pensif. » Et
dans ce roman, de l'agonie de Fantine à celle de Jean Valjean, ou quand meurent
Éponine et Gavroche, c'est le même « adieu pensif et doux » par lequel les
êtres entrent les uns avec les autres pour l'éternité dans une sorte de
conciliabule tendre et secret. Pensif, voilà ce que devient l'esprit lorsqu'il
s'accorde à la grande parole impuissante et souveraine de pitié que fait
partout entendre le monde. Pensif, voilà ce que devient le cœur lorsque cette
même parole de pitié le porte vers l'intelligence vraie des choses de la vie.
Le plus grand sculpteur français, qui fut aussi l'interprète juste du plus
grand poète français–je veux parler d'Auguste Rodin – a laissé une œuvre
immensément célèbre connue comme « le penseur ». Mais si l'on se rappelait que
l'homme nu, ramassé sur lui-même, le menton posé sur le poing, figure en
réalité Dante et qu'il surplombe la porte des enfers, alors on reconnaîtrait en
lui l'homme pensif de Hugo : l'homme, non pas livré au calcul abstrait de la
raison, à la comptabilité impavide des concepts, mais méditant en dessous de lui
le gouffre concret des deuils et des désirs, avec ses tourbillons d'âme, ses
grappes de corps dans le noir, considérant pensivement cette énigme, l'aporie
singulière de la vie. Le « bon goût » poétique – revenons-y – condamne
généralement Hugo pour son optimisme – optimisme nécessairement béat, vulgaire,
stupide comme le noterait une version réactualisée duDictionnaire des Idées
reçues. Il lui oppose en guise de vertus littéraires recevables le
pessimisme lucide, le cynisme jovial de ses successeurs immédiats ou encore le
formalisme insignifiant et inoffensif qui est devenu de règle aujourd'hui pour
une certaine poésie. Mais bien plus que dans le nihilisme de façade, le
désespoir de parade de ses détracteurs, il y a chez Hugo à l'œuvre, partout
comme une science pensive de l'impossible : la vision vaine du vide, la
présence panique au réel, l'inquiétude, le vertige vrai ; et face à tout cela,
encore, la mélancolie et cependant, scandaleusement la joie, qui reconduit vers
l'enfance. Étrangement, Isidore Ducasse déclare : « De Hugo, il ne restera que
les poésies sur les enfants... » Et on ne sait trop d'ailleurs ce que signifie
ce jugement et s'il faut vraiment le prendre au sérieux.
Commentant ce mot sans pourtant l'expliquer, Louis Aragon rend un hommage inattendu
à l'un des recueils les plus mésestimés de Hugo, L'Art d'être
grand-père, à ses yeux « le premier livre de la poésie nouvelle pressentie
dans les Poésies, et qui, par Apollinaire et Maïakovski, grandit et se
transforme, rayant du haut parler des hommes les philtres noirs, la
complaisance dans la mort, le déni de la grandeur morale ». Et Aragon continue
ainsi: « L'Art d'être grand-père est un livre d'avenir. On ne
l'a pas encore bien lu. On n'en a pas compris la valeur profonde. Ce qu'il y a
de nouveau là-dedans, ce n'est pas question que de mode, de goût, de décor. Les
sentiments qui y sont contenus et exprimés n'ont rien d'exceptionnel, ils
appartiennent à tous (La poésie personnelle, écrit Isidore Ducasse, a fait son
temps de jongleries relatives et de contorsions contingentes). Cela ne fait pas
l'affaire des quelques-uns qui se sont donné l'office de diriger le goût
public... L'Art d'être grand-père sera classé très haut parmi les chefs-d'œuvre
de tous les temps... En attendant, silence aux ricaneurs, à ceux dont l'esprit
parisien s'accommode mal d'un enfant qui joue et d'un vieillard qui le regarde,
qu'ils aillent ailleurs prendre l'apéritif, y tremper comme dit l'autre : le
canard du doute aux lèvres de vermouth... » Il y a un tour bien connu qui
consiste à choisir dans l'œuvre d'un très grand écrivain sa part la plus
négligeable, la plus faible, la moins défendable pour en proposer un éloge
paradoxal, excessif et laisser ainsi ironiquement entendre que le reste ne vaut
finalement guère mieux. Telle n'est certainement pas mon intention. Je prends
pour ma part très au sérieux ces qualités éminemment littéraires, ces vertus
proprement intellectuelles qu'on nomme légèreté, douceur, compassion. Je tiens
pour tout à fait juste la proposition des Proses philosophiques qui définit la
pensée comme « une sorte de paternité immense ». Peut-être l'œuvre de Hugo ne
nous était-elle pas destinée, à nous, hommes et femmes du vieux vingtième
siècle. Nous ne la méritions pas. Elle appartient à d'autres, avant et après
nous. Elle nous vient d'adultes nés de l'avant-dernier siècle. Elle est
destinée à des enfants en principe promis au prochain. Qui vous a lu Victor
Hugo? À qui l'avez-vous lu? Répondez à ces deux questions formidablement
indiscrètes et vous saurez ce qui, pensivement, sentimentalement, se tient
vraiment debout dans le temps de votre vie. Il y a tout dans Hugo : le
tohu-bohu des sphères tournant dans l'univers obscur, l'éternel petit roman et
la longue légende des siècles, tous les gouffres et assez d'angoisse ou de joie
pour les remplir parfois tout à fait. Mais, pour ma part, je trouve juste qu'au
cœur vrai de tout cela, se tienne l'enfant des évangiles ou celui des contes
désignant le monde d'un doigt méditatif et rieur, le doigt blessé d'une toute
petite fille demandant la lune et faisant entendre ainsi quelque chose d'infime
et infini comme un désir ou un chagrin d'enfant.
Philippe Forest « La
grande sentimentalité pensive du monde », Y.Jumelais (dir), Victor Hugo
Vivant, Pleins Feux, Nantes, 2002, p.11-27.
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