Quelques considérations de Jean-Michel Maulpoix sur la poésie, lors d'un
entretien avec la journaliste Laurence Liban (L'Express), publié le 27/04/2006.
Extraits :
Votre dernier essai s'intitule Adieux au poème. Est-ce à dire que la poésie
est morte?
- J'ai voulu dire adieu à une certaine idée du poème tel que nous l'avons
aimé, aux voix chères qui se sont tues. Ce livre est à la fois un salut à la
poésie et le témoignage d'une nostalgie pour ces objets de beauté que je
vénère.
De quelle nostalgie parlez-vous?
- De celle que suscite l'éloignement d'une idée de la poésie qui ne peut
plus, dans l'état actuel du monde, être illustrée avec la même force ni avec la
même innocence qu'auparavant. Le poème est l'une des premières victimes du
grand brouillage actuel des discours. Le mythe qu'il suppose est devenu
incongru, inaudible, dans le tohu-bohu d'aujourd'hui.
Qu'est-ce que le monde contemporain a à faire avec les poètes?
- Le poète est un «résonateur» de son temps. Si les grands auteurs du passé
nous touchent encore, c'est bien parce que, à travers chacun d'eux, nous
percevons l'écho de l'époque à laquelle ils ont appartenu. Hugo illustre la
voix du XIXe siècle romantique, comme Ronsard celle de l'humanisme du XVIe. De
la même façon, le poète contemporain répercute, dans son écriture, le
brouillage des signes propre à la période actuelle. C'est ce qui le rend si peu
audible. La poésie est dans l'Histoire. Pour ma part, je me perçois boiteux,
infirmité typique de la modernité depuis L'Albatros de Baudelaire, claudiquant
entre mon époque et la tentation d'une retraite intemporelle dans la nature.
Où en est la poésie dans la France d'aujourd'hui?
- Il y a deux partis opposés. L'un poursuit l'effort et le désir proprement
humain de dire ce dont une existence est faite, si errante et désarmée
soit-elle. L'autre tend à l' «aggravation» du réel. Cette tendance esthétique,
voire politique, durcit le propos sur l'époque, elle noircit le trait. Ayant
pris acte du désastre, elle ne sait plus rien, ou elle ne peut plus rien dire,
de nos raisons de vivre, et elle ne trouve que leurres et mensonges dans ce qui
lui fut une valeur.
Prose ou vers? Vous semblez avoir définitivement choisi la prose. Pourquoi?
-Pour moi, la prose est une façon de dire adieu au poème. L'histoire du
poème est si longue... Comment ne pas être anachronique? Qu'inventer de
nouveau? Mon domaine, c'est donc la prose. La célébration, la formulation et la
réflexion s'y rejoignent avec une justesse plus grande que dans le poème en
vers, sans que les choses soient prises par le charme de la musique des mots.
Jeune, j'ai beaucoup écrit en vers, mais je n'ai publié que peu de choses: Dans
l'interstice, ou Dans la paume du rêveur. Pour l'an 2000, j'ai voulu écrire un
«tombeau du XXe siècle» qui comprendrait 2 000 versets. Il s'intitulait La Tête
de Paul Verlaine (Mercure de France). C'était un livre de crise, réalisé à un
moment où ma vie a commencé à basculer.
A quel moment peut-on se dire: «Je suis poète»?
-Rimbaud, à 17 ans, lançait: «Je me suis reconnu poète.» Dire cela
aujourd'hui aurait quelque chose de grotesque. Pourquoi? A cause de
l'imaginaire qui accompagne la figure du poète, cet attirail de représentations
où le poète serait forcément inspiré, sentimental, irresponsable... toutes
choses en contradiction forte avec ce qui se joue dans la poésie d'aujourd'hui.
Au statut de poète je substitue celui, beaucoup plus aventureux, d'écrivain.
Mais ce que je continue de valider dans le mot de «poète», c'est toute une part
de cette mythologie ancienne qui ne me semble pas si fausse, où le poète est
celui qui s'adresse aux arbres ou aux animaux. Aujourd'hui encore le poète
continue de porter son attention sur ces réalités familières. Quand Yves
Bonnefoy écrit Aux pierres ou Aux arbres, il entretient, loin de la vieille
posture lyrique stéréotypée, une relation singulière avec ces réalités que sont
les arbres et les pierres. Il va y chercher des images de la subsistance, de la
floraison, un certain rapport au temps. Une présence au monde est en jeu,
formulée au plus près des choses. Qui fait cela d'une manière aussi nette,
hormis le poète? C'est l'une des caractéristiques de la poésie (comparée à la
philosophie, plus spéculative) que d'aller cueillir cette méditation au plus
près des circonstances et des objets. Philippe Jaccottet en donne également une
très belle illustration.
L'une des fonctions de la poésie serait donc de scruter notre présence au
monde?
- Ce que me semble prendre en compte la poésie - celle qui m'intéresse le
plus - est cet entre-deux qui est le nôtre. Nous sommes des êtres du milieu. Ni
plantes ni animaux, nous n'appartenons pas à la nature de la même manière
qu'eux, mais, comme eux, nous en faisons partie. Tout en ayant les deux pieds
collés à la réalité terrestre, nous sommes des créatures aspirées vers ce que
Mallarmé appelait «l'instinct de ciel en chacun». Cette nature intermédiaire de
l'homme, la poésie s'en occupe plus que tout autre art. Sa fonction, si elle en
a une, serait celle-ci: dire comment nous sommes au monde et contribuer à nous
y installer un peu mieux... Mais la poésie ne désire pas être «utile». Le balai
sert à balayer. La poésie ne sert pas à poétiser. Si elle le fait, c'est de
manière indirecte. Pour moi, la poésie est d'abord affaire de respiration,
aussi bien que de résistance, notamment à l'usure des mots. Car nous n'avons
pas pleinement conscience de la langue que nous parlons. Je suis très
malheureux d'entendre toutes ces vociférations contemporaines, ce jeu débile
avec le langage que la publicité instaure. Le rapport au sens est essentiel si
l'on veut lutter contre l'intolérance et le fanatisme, contre le simplisme et
la langue de bois.
Le poète est-il libre de ses thèmes?
-Je suis surpris, en relisant mes livres, de l'étonnante cohérence des
thèmes que j'ai tissés au fil des années. D'une manière générale, la poésie
aborde ces grands domaines lyriques que sont la mort, l'amour, le temps, la
nature. Au cours de l'Histoire, la relation de la poésie avec ces données
fondamentales de l'expérience humaine change. Il est important d'observer la
naissance d'une poésie de la ville, au milieu du XIXe siècle, avec Baudelaire,
et de suivre les inflexions du rapport à la nature, qui s'est, dès lors, perdu,
puis retrouvé d'une autre façon, avec certains contemporains comme Bonnefoy ou
Jaccottet. Prenez l'espoir, autre grand motif: on le trouve chez Victor Hugo,
qui avait une conception messianique du poète porteur de lumière. Il perd de sa
vigueur à l'époque baudelairienne, où l'angoisse l'emporte. On le retrouve
encore chez Mallarmé («Je chanterai en désespéré»), puis, bien plus tard, chez
Bonnefoy. Il disparaît à nouveau avec Michel Deguy... Ces évolutions nous
apprennent quelque chose sur la situation de l'homme dans le monde. La poésie
peut ainsi être lue comme une grande aventure ontologique où le poète serait
non un «berger de l'être», mais un gardien du langage.
Sources
: http://www.lexpress.fr/culture/livre/entretien-avec-jean-michel-maulpoix_821246.html
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