Petrouchka, de Diaghilev et Stravinsky
Le ballet Petrouchka est représenté pour la première fois le 13 juin 1911, au théâtre du Châtelet à Paris. Il fait partie de la troisième saison des Ballets russes de Serge Diaghilev. Tous les ans, une troupe d’artistes talentueux du théâtre Mariinsky (Nijinkski, Karsavina, Fokine, Nijinska...) vient s’installer à Paris et amène tout un univers oriental dans la Ville-Lumière. On peut dire que la mode russe envahit Paris au début du siècle :
La Russie s’avançait à pas feutrés. 1910, classique, suave. Le Spectre, les Sylphides. Et puis Nijinsky force nos portes, comme celles d’un harem. Des affiches rose et mauve qui représentent ses bonds, signées Cocteau, couvrent les murs de Paris. La terre tremble sous la cadence des archets d’Igor. On se demande ce qui se met en marche…1
Dans Petrouchka, le folklore russe est mis à l’honneur. Petrouchka désigne une petite marionnette traditionnelle de la culture russe dont l'équivalent est Punch en Angleterre, ou Polichinelle en Italie. Dès le premier tableau, les danses, la musique, la fête populaire du carnaval de Saint-Pétersbourg, tout concourt à installer cette atmosphère russe qui a tant de succès au début du siècle. Ce ballet instaure un peu l'ambiance des œuvres romantiques de Pouchkine dont Stravinski et Diaghilev étaient tout deux très admirateurs.2 La chorégraphie est réalisée par Fokine, la musique est composée par Stravinski (qui imagine en grande partie l'intrigue), et Alexandre Benois conçoit les décors et les costumes.
L’œuvre met en scène trois marionnettes (Petrouchka, le Maure et la Ballerine) qui prennent vie grâce à un magicien. Puis un conflit sentimental éclate entre les marionnettes : Petrouchka aime la ballerine qui préfère le Maure. L’intrigue est donc très commune, mais gardons nous de croire qu’il s’agit d’une sorte de vaudeville russe dont les protagonistes sont des jouets pour enfants ; car si l’univers enfantin de la fête foraine est ce qui se dégage le plus nettement du ballet, il y a quand même quelque chose de tragique qui se déroule sur la scène. Petrouchka suit le schéma ordinaire des tragédies selon Roland Barthes : A aime B qui aime C. La marionnette, malgré son air de jouet pour enfant égale le héros tragique. Si Petrouchka ne peut « incarner » un personnage tragique, faute d’avoir un corps, il figure néanmoins un paradoxe (comme tout héros tragique) : celui d’être un pantin, un simple corps rempli de sciures de bois, et dans le même temps d’avoir des sentiments, grâce à l'âme que lui confère le magicien.
A partir de là, le spectateur, est invité à penser la séparation entre le corps et l'âme dans une tradition tout à fait platonicienne. Non seulement, dans le premier tableau, il est bien net que les pantins ne sont que des matières inertes, inanimées, puis, les trois tableaux suivants mettent en scène les conflits et les rapports qui existent entre les marionnettes, ce qui suppose la présence d'une sensibilté, et enfin, dans la dernière scène du ballet la séparation entre le corps du pantin et son âme est explicitement montrée sur scène.
Toutefois, la distinction établie par le ballet n'est pas absolument stricte et il existe des liens entre le corps et l'âme; c'est ce que la pantomime de Petrouchka au second tableau manifeste. Le pantin se livre à toute une gestuelle qui doit permettre de saisir, en dernier recours, cette intériorité que le magicien a accordé à la marionnette.
En outre, par l'acquisition de cette âme est nouée une fatalité : le pantin est irresponsable de sa nouvelle capacité à éprouver des émotions et ne trouve pas de moyen de combler ses aspirations. Sa vie toute nouvellement acquise est déterminée par un destin qui conduit à sa mort, destin dont le point d'origine est l'action néfaste du Charlatan. Le ballet confine alors à la tragédie.
Le moment clé du ballet est l'intervention du Charlatan dans le premier tableau. Son intervention est ainsi particulièrement soignée par la mise en scène. On remarque a posteriori que la vivacité du premier tableau sert à créer un contraste avec l'apparition du magicien qui se fait dans un silence. Son entrée en scène est, en outre, mise en relief par des éléments musicaux, en particulier par un long roulement de tambour. Une certaine solennité accompagne donc la première apparition du Charlatan qui est le climax du premier tableau. Ensuite, dans ce silence, émerge le son d'un seul instrument (le piccolo) et la magicien envoûte la foule à la manière d'un charmeur de serpent.
Il dévoile alors trois marionnettes dans un petit théâtre, au fond de la scène. Petrouchka porte un habit blanc de Pierrot. La Ballerine est vêtue à la manière des danseuses des ballets romantiques, elle porte une robe en tulle et en gaze légère, et chausse des pointes, promesses d’un envol. Et le Maure est vêtu comme un spahi, à la mode orientale, ayant un turban et un sabre. Le Charlatan, grâce à sa magie anime les trois poupées. Il leur confère une âme et dès lors, elles deviennent capables d’éprouver « tous les sentiments et les passions humaines » pour reprendre les mots du programme officiel du Ballet de 1912, qui précise encore : « C’est Petrouchka qui en est doué plus que les autres ».3 C’est lui, par conséquent, qui en souffre davantage.
Les rapports entre les personnages sont à l’image des conflits intérieurs de Petrouchka, du conflit entre l’action et le rêve. Le rêve étant l’attribut de Petrouchka, qui est ici le type du pierrot lunaire, et l’action étant du côté du Maure, qui possède un sabre. En d’autres termes Petrouchka est l’esprit et le Maure est le corps ; l’un rêvasse, l’autre s’inscrit dans le concret. C’est ce dernier qui remporte la préférence de la Ballerine, ce qui serait comme une victoire de l’action sur le rêve.
Cette acquisition de la vie, qui est donc le point central du ballet, est délicate à mettre en scène. Les pantins doivent prendre vie tout en restant des pantins. Voyons comment la mise en scène parvient à maintenir cette subtilité.
La chorégraphie de Fokine
La scène est en effet partagée entre trois danseurs qui représentent des pantins, et d’autres danseurs qui représentent des villageois, des tsiganes, des personnages masqués, des nourrices, des policiers, voire des danseuses de rues. Le chorégraphe doit donc trouver une solution pour que le spectateur puisse distinguer les trois pantins des autres danseurs. Ceci est particulièrement difficile car le danseur effectuant une chorégraphie est déjà en quelque sorte une marionnette : ses mouvements ne sont pas le résultat de sa propre volonté mais ils sont motivés par un élément extérieur : en l’occurrence, l’intention du chorégraphe. Cette intention est pour ainsi dire l’équivalent des mouvements du marionnettiste, à la différence qu’une intention est impalpable et invisible. Bien sûr, les costumes aident à différencier les personnages ; le Maure, la Ballerine et Petrouchka sont trois « types » aisément reconnaissables. Mais les costumes seuls ne parviendraient pas à créer l’illusion, puisque les autres danseurs sont eux-aussi costumés. On remarque alors que cette distinction est portée par la chorégraphie elle-même. Elle est rendue possible par la présence de supports à l’intérieur du castelet qui soutiennent les trois danseurs, au niveau des bras. Ainsi, au début de la danse des pantins, le haut du corps de chaque personnage semble strictement immobile, presque affaissé, comme soumis à la pesanteur, tandis que la chorégraphie se reporte uniquement sur les mouvements des jambes des pantins. Ensuite, après l’intervention du prestidigitateur, les trois pantins jaillissent du petit théâtre, et alors seulement, les bras des danseurs commencent à bouger, eux-aussi, mais il faut comprendre que quelque chose de crucial a eu lieu, la magie, qui repose sur une connivence avec les spectateurs.
La pantomime de Petrouchka
On sait grâce aux Mémoires de Stravinski que c'est cette partie-là du ballet qui donna naissance à l’ensemble du spectacle. Stravinski avait d’abord composé une mélodie en imaginant un pantin qui serait double : mi-homme ; mi-marionnette, et qui bouleverserait l’orchestre à cause de cette dualité :
Avant d'aborder le Sacre du Printemps, dont la réalisation se présentait longue et laborieuse, je voulus me divertir à une œuvre orchestrale où le piano jouait un rôle prépondérant, une sorte de Konzertstück. En composant cette musique, j'avais nettement la vision d'un pantin subitement déchaîné qui, par ses cascades d'arpèges diaboliques, exaspère la patience de l'orchestre, lequel, à son tour lui réplique par des fanfares menaçantes. Il s'ensuit une terrible bagarre qui, arrivée à son paroxysme, se termine par l'affaissement douloureux et plaintif du pauvre pantin.
Pour rendre compte de la dualité du pantin, il superpose deux tonalités (ce qui fait de Petrouchka, d’un point de vue musical, une œuvre plutôt polytonale qu’atonale). L’apparition du pantin est alors marquée par « l’accord Petrouchka » une superposition d’un accord parfait de do (do-mi-sol) et un accord de fa#. L’intervalle entre les deux accords étant un triton, accord considéré comme diabolique. Puis, Stravinski poursuit son explication quant à la naissance du ballet :
Ce morceau bizarre achevé, je cherchai pendant des heures, en me promenant au bord du Léman, le titre qui exprimerait en un seul mot le caractère de ma musique et, conséquemment, la figure de mon personnage.
Un jour, je sursautai de joie.
Petrouchka ! l'éternel et le malheureux héros de toutes les foires, de tous les pays ! C'était bien ça, j'avais trouvé mon titre !
Bientôt après, Diaghilev vint me voir à Clarens où j'habitais alors. Il fut très étonné quand, au lieu des esquisses pour Le Sacre auxquelles il s'attendait, je lui jouai le morceau que je venais de composer et qui devint ensuite le second tableau de Petrouchka. Le morceau lui plut à tel point qu'il ne voulut plus le lâcher et se mit à me persuader de développer le thème des souffrances du pantin et d'en faire tout un spectacle chorégraphique. Pendant son séjour en Suisse, nous élaborâmes en lignes générales le sujet et l'intrigue de la pièce en suivant les idées que je lui suggérais. Ainsi nous arrivâmes à établir le lieu de l'action, la foire avec sa foule, ses baraques, son petit théâtre traditionnel, le personnage du prestidigitateur avec ses tours de passepasse, l'animation de ses poupées ; Petrouchka, son rival et la ballerine, ainsi que le drame passionnel qui mène à la mort de Petrouchka. »6
Ce ballet est l’héritier du ballet d’action, aussi appelé ballet-pantomime, et dont Noverre a été le plus fameux des initiateurs. Dans ses Lettres sur la danse, il affirme : « J'ose dire, sans amour propre, que j'ai ressuscité l'art de la pantomime ; il était enseveli sous les ruines de l'antiquité ». Selon Noverre, l'art doit imiter la nature, et la danse n'y échappe pas. Ainsi, lors d'une comédie-ballet, quand les acteurs quittent la scène, ils doivent laisser place aux danseurs qui eux aussi auront à représenter des scènes qui renvoient au monde du spectateur, d'où l'importance accordée à la vraisemblance. Dans sa conception de la danse, Noverre considère ainsi que l’application mécanique des différents pas de danse doit être remplacée par des gestes expressifs, qui évoquent des actions. Petrouchka, à cet égard, est un ballet d’action, et les marionnettes sont tout à la fois danseurs et acteurs :
Nous pensons aujourd’hui que s’il avait pu voir les ballets de Michel Fokine, et en particulier Petrouchka, il y aurait reconnu les principes directeurs de sa réforme et le triomphe de ses idées.7
Le deuxième tableau tente de représenter les sentiments du pantin : son amour pour sa Ballerine, sa jalousie envers le Maure, sa révolte envers le Charlatan. Il se livre à toute une pantomime, au sens originel du mot :
Le pantomimus désignait chez les latins aussi bien « l’acteur de pantomime » (qui s’exprimait au moyen de gestes) que le « genre de spectacle », typiquement romain, qui consistait en un ballet mythologique de tonalité tragique, joué par un seul acteur accompagné d’un orchestre et d’un chœur. La construction du mot, emprunté au grec hellénistique, renvoie à l’idée d’imitation, le pantomimus étant l’imitateur (mimos) et tout (pan). (…) Quant à la pantomime, car le mot a basculé au féminin, elle désigne tantôt l’art de représenter par des gestes les sentiments (que ce jeu soit muet ou non), tantôt une pièce où les acteurs ne s’expriment que par des gestes.8
« représenter par des gestes les sentiments » : voilà ce qui se déroule dans le deuxième tableau. En quelque façon, cette scène de pantomime actualise le premier tableau. Les trois pantins, au moment où ils sont dotés d'une âme s'adonnent tout d'abord à une danse effrénée. Ils découvrent presque qu'avec effroi leurs capacités d'animation et semblent d'emblée vouloir expérimenter tous les mouvements que permet le corps. La musique vive et de tonalité joyeuse renforce cette impression de vitesse et de vertige : les pantins font des pirouettes et se livrent à de nombreux piétinements que le son du xylophone met en relief. C'est l'euphorie de la découverte. Dans cette seconde scène au contraire, Petrouchka se retire dans une imtimité plus grande, l'espace de la chambre, et il manifeste les capacités émotives qu'il vient d'acquérir.
Le sentiment de tristesse est exprimé par une certaine nonchalance dans les mouvements du pantin. Ses mouvements semblent désarticulés, son corps recroquevillé, les épaules et les bras tombants vers l'avant. Il progresse avec difficulté sur la scène. La lassitude (spirituelle) du pantin est représentée par la mollesse de son corps. Dans un premier temps, sa progression sur la scène ne se fait pas par une succession de sauts, il avance au contraire au ras du sol, les bras tendus vers l'avant, comme un automate, ou un somnambule. On remarque aussi des gestes plus habituels dans la pantomime : les mains posées contre le cœur pour exprimer un chagrin par exemple. Puis, la Ballerine apparaît. Cette apparition modifie le comportement de Petrouchka, qui semble plus joyeux. Le danseur effectue quelques prouesses techniques, des pirouettes, des sauts qui suggèrent la possibilité d'un envol, et la légèreté de l'âme. Après le départ de la Ballerine, le pantin reprend ses gestes saccadés, névrosés. Là, il est véritablement un pierrot fin de siècle : ses gestes étranges et son corps tout contorsionné ont fait fuir la Ballerine « effrayée par ses manières bizarres »9, et son malheur se poursuit dans la scène suivante qui représente le duo amoureux entre le Maure et la Ballerine, jusqu'au dernier tableau où a lieu son assassinat par son rival.
Une tragédie
Dans Petrouchka, le diable est omniprésent. Le ballet est ponctué par certains éléments qui rappellent, tel un leit motiv, l'inexorable mort de Petrouchka. En quelque sorte, dans les tout premiers moments du ballet la fin funeste de l'oeuvre est annoncée. Sur le rideau de scène, en effet, sont dessinés de petits diables assis sur des balais volants, comme déjà prêts pour une ronde de Sabbat.
Dans la chambre de Petrouchka, deux tableaux seulement pour tout décor : l’un représentant une sorte de diable, l’autre, le magicien-charlatan ; ces deux éléments placés dans une chambre par ailleurs plutôt démunie de tout autre accessoire nous invitent à associer le diable au Charlatan, et à penser l’âme de Petrouchka comme celle de Faust vendue au diable. Petrouchka, comme un nouveau Faust semble avoir pactisé, à son insu cette fois, avec un diable qui a tout pouvoir (de vie et de mort) sur lui.
Le pantin, à plusieurs reprises, se tourne vers le portrait (ce face à face est d'ailleurs mis en relief par des éléments musicaux) et tend les bras vers le ciel en signe de désespoir. C'est alors la rancune de la créature envers son créateur qui est par là exprimée. Le pantin reproche au Charlatan de lui avoir donné la vie et la possibilité d'éprouver des sentiments, sans pour autant lui permettre d'assouvir ses désirs. Est donc mis en scène le thème du portrait maléfique que l’on trouve beaucoup dans la littérature fantastique du XIXème siècle, tel le Portrait ovale d’Edgar Poe, ou celui de Dorian Gray de Wilde. Peut-être aussi que Stravinski et Diaghilev se souviennent plus encore de la nouvelle Le Portrait de Gogol, où la présence du diable est fortement suggérée. On peut penser également à d’autres vraies pantomimes telle Pierrot assassin de sa femme de Paul Margueritte.10 Le portrait de Colombine accroché sur le mur parvient, grâce à son regard oppressant et ses yeux trop réels, à affoler Pierrot et déclenche son delirium tremens. De même Petrouchka après avoir regardé le portrait du Charlatan semble démuni, impuissant, sa colère ne parvient qu'à s'exprimer dans quelques gestes ou piétinements quasiment épileptiques. L'espace alentour, pourtant vide, oppresse Petrouchka en lui renvoyant sa propre solitude, et le portrait diabolique ne fait qu'accroitre son malaise. En voilà une pantomime moderne à la Edgar Poe !
D'autres éléments enfin invitent à établir une proximité entre le Charlatan et le diable : l’apparition d’un diable noir dans le quatrième tableau, lors de la danse des Masques, et l’utilisation du triton, accord considéré comme maléfique.
La polytonalité de la partition de Stravinski semble installer la discordance, du moins à l'écoute, car l'on peut considérer que cette disharmonie soit en harmonie avec un monde lui même disharmonieux. On se souvient de Adorno qui écrivait qu' un accord parfait à notre époque sonnerait faux.12 C'est alors dans la disjonction, dans l'hétéroclite que l'art devient possible. Mais alors tout devient fragmentaire.
La polytonalité est provoquée par la superposition des accords parfaits de Do majeur et de Fa dièse. On pourrait voir dans cet usage de la polytonalité une certaine dissymétrie, un refus du symétrique dont un équivalent serait, à la même époque, les décors de l’Après-midi d’un faune (ou même la chorégraphie de Nijinski). Par ailleurs, une dispute éclata entre les décorateurs Bakst et Benois au sujet du deuxième tableau de Petrouchka. Diaghilev aurait demandé à Bakst de repeindre le portrait du Charlatan dans la chambre de Petrouchka et ce dernier l’aurait repeint de profil et non de face comme l’avait peint Benois.13 Ce petit différend entre les deux peintres n’a rien d’anecdotique et manifeste au contraire deux conceptions esthétiques différentes. Et puis, on peut penser au cubisme aussi, qui de même, tendra à refuser la symétrie.
Le ballet Petrouchka propose donc un heureux mélange entre le folklore russe et les thématiques fin de siècle de la Décadence. La traditionnelle marionnette russe est désormais un pierrot moderne des pantomimes macabres, et son histoire est sombre elle aussi, elle est tragique. La tragédie du pantin est en quelque sorte la tragédie de l'existence. Sa vie est décidée par le magicien qui l'anime (premier tableau), qui le laisse livré à lui même (deuxième et troisième tableaux) et ne revient le chercher qu'au moment de sa mort (quatrième tableau). Pendant cet intervalle, Petrouchka semble écrasé par l'élément pascalien14. Il éprouve tout ce que son existence a de tragique. Le pantin est embarqué à son insu dans une vie qui ne le comble pas, et éprouve ainsi la fracture qui existe entre l'idéal et la réalité, ici représentée par la dualité du pantin : le Petrouchka spirituel, celui dont les états d'âme sont mis à nu par le dénuement et la sobriété d'expression qu'offre la pantomime; et le Petrouchka-marionnette qui ne serait qu'une matière, qu'une poupée de chiffon que le Charlatan ramasse dans la dernière scène sous les yeux incrédules de la foule qui semble se demander : « Mais où est l’âme ? » à la manière des enfants que décrit Baudelaire dans la Morale du joujou.15 Le ballet propose une interrogation sur le corps : effarement de la foule quand les poupées prennent vie et quand le Maure assomme Petrouchka, soulagement quand le magicien montre qu’il ne s’agit pas d’un vrai corps; puis il interroge les rapports de ce corps avec l'esprit. Le tout dans une certaine insouciance qu’instaure l’univers festif de la fête foraine qui, paradoxalement, renforce l’effet pathétique comme si la douleur était accrue d’être masquée par la joie ambiante.
1 Diaghilev, Serge, Mémoires, éd. Guillaume de Sardes et Mireille Tansman-Zanuttini, p. 85, propos de Paul Morand
2 L'intrigue du ballet et le trio amoureux, peuvent faire penser à Eugène Onéguine.
3 Programme officiel des ballets russes, 1912, [en ligne] url :http://gallica.bnf.fr/ark:/ 12148/btv1b8415115p/f50.image. pagination.r=petrouchka+1912. langFR
4 Palacio, Jean, Pierrot fin-de-siècle, ou les métamorphoses d'un masque, Séguier, Paris, 1990
5 Cette idée de la danse est partagée par Paul Valéry dans L'âme et la danse.
6 Stravinski, Igor, Chroniques de ma vie, Denoël , Gonthier, Paris 1971, pp. 44-45
7 Schneider, Marcel, L’esprit du ballet, Bartillat, Paris, 2002, p. 66
8 Martinez, Ariane, Pantomime, théâtre en mineur 1880-1945, Presse Sorbone Nouvelle, Paris, 2008, p. 21
9 Programme officiel des ballets russes, 1912, [en ligne] url :http://gallica.bnf.fr/ark:/ 12148/btv1b8415115p/f50.image. pagination.r=petrouchka+1912. langFR
10 Pantomimes fin de siècle, Gilles Bonnet, Kimé, Paris, 2008, p. 61
12 Adorno, Theodor W., Philosophie de la nouvelle musique, trad. Hildenbrand, Gallimard, Paris, 1962
13 Faivre P. Les saisons russes au théâtre du Chatelet, photographies de Marie-Noëlle Robert ; Magellan, Paris, 2004, p. 63
14 L'homme est soumis à un destin sur lequel il ne peut agir, et dont il méconnait les causes, ce que Pascal appelle la « misère de l'homme sans Dieu ».
15 Baudelaire, Charles, "Morale du joujou" (1853), Œuvres complètes, éd. Cl. Pichois, Paris, Gallimard, 1975, t. I, p. 581.
Commentaires
Enregistrer un commentaire