Les sonnets de Degas
Dans les années 1880, Edgar Degas est un peintre ayant déjà une longue
production artistique derrière lui. Il a d’abord imité les grands maitres de la
Renaissance, les Primitifs, puis a peint quelques tableaux d’histoire dans les
années 1860 (Sémiramis construisant la ville de Babylone,Jeunes
spartiates s’exerçant à la lutte…), beaucoup de portraits, beaucoup de nus
de femmes à la toilette (Le tub, Après le bain, femme s’essuyant
la nuque…), des modistes, des blanchisseuses puis de nombreuses
danseuses à partir des années 1870 (Classe de danse, Fin d’arabesque…). Il
expose régulièrement aux salons des Indépendants, auxquels il
participe de 1874 à 1886. En artiste dévoué à son art, il expérimente des
nouveaux sujets, de nouvelles techniques avec cette perpétuelle insatisfaction
qui le caractérise et qui lui a valu une réputation d’artiste intransigeant
quelque peu farouche. A partir de 1880, il s’intéresse plus particulièrement
aux ballets, et commence à fréquenter régulièrement l’opéra. Il est alors déjà
reconnu par ses pairs, mais un peu méconnu du public, et certains critiques
d’art comme Huysmans n’hésitent pas à le considérer comme l’artiste le plus
raffiné du siècle.[1]
Ce que l’on sait moins, c’est qu’à cette époque, Degas s’est essayé à la
poésie. Selon Paul Valéry, il a écrit une vingtaine de sonnets, mais seulement
huit d’entre eux ont été publiés. Il faut aussi prendre en compte le fait que
ces sonnets ne forment pas une unité, mais qu’ils sont plutôt un résidu,
quelques vestiges de ce que pouvait être la poésie de Degas, qui a été dans son
ensemble perdue.
Les Huit sonnets de Degas sont publiés pour la première
fois en 1946 aux éditions la Jeune Parque. Jean Nevpeu qui en écrit la préface
vient nuancer l’idée que la poésie de Degas serait un amusement ou une lubie
passagère. Il écrit une préface très élogieuse qui dépasse largement une
stricte introduction aux sonnets. Tout d’abord, il s’interroge de manière
générale sur les rapports de Degas et de la littérature en expliquant quels
sont ses goûts littéraires et en définissant ses rapports avec les écrivains
qu’il côtoyait régulièrement. Il tente ensuite de définir le portrait
littéraire de Degas qui selon lui, a « toujours eu le sentiment que le domaine
de l’écriture ne lui était pas absolument fermé ». Degas a tout d’abord été «
nourri aux lettres classiques » : Saint-Simon, Racine, La Fontaine, Pascal, et
La Rochefoucauld.
Il date la période d’écriture de Degas, qu’il situe aux alentours des
années 1880-1890. En 1887, Mallarmé a eu l’intention de demander à Degas
d’illustrer un de ses recueils de poésie qu’il aurait intitulé « le Tiroir de
Laque ». Mais au lieu d’effectuer des illustrations de poèmes comme le lui
avait demandé Mallarmé, il composait ses propres sonnets :
Au cours de l’hiver de 1889, dans le petit milieu d’amis qui forme
l’entourage de Mallarmé, une nouvelle éclate, apportée par une lettre du poète
à Berthe Morisot et qui semble d’abord incroyable : « … Degas se laisse
distraire par sa propre poésie ; il en est à son quatrième sonnet. On reste
troublé devant cette injonction d’un art nouveau dont il se tire, ma foi, fort
joliment… »[2]
Ses contemporains, avant Valéry, se sont interrogés sur l’intérêt poétique
ou la qualité littéraire des sonnets. Ainsi Berthe Morisot, non sans une légère
ironie, demandait : « Sont-ils poétiques ? Ou des variantes sur le tub ? ».
Jean Nepveu répondait : « Degas allait précisément apporter sa réponse en
jetant dans ces sonnets de façon irréfutable un pont entre la poésie et les
thèmes habituels de ses toiles. » La fin de la préface s’intéresse aux sujets
choisis dans les sonnets, et montre la proximité entre l’œuvre peint et l’œuvre
écrit, pour finalement qualifier Degas de poète réaliste :
Degas est un poète réaliste : comme tel, il ne peut ni envisager de refuser
le réel, de tricher avec lui, ni se délivrer de la nostalgie d’une perfection
transcendante. Tout le drame de sa création est contenu entre ses deux pôles.[3]
C’est Paul Valéry, dans Degas, Danse, Dessin, qui a commenté le
plus longuement l’activité poétique du peintre. Il montre que les thèmes des
sonnets sont ceux de ses tableaux : les danseuses, les chevaux, les impressions
d’opéra et des champs de course, et ébauche quelques remarques formelles sur le
style des sonnets :
La combinaison d’une certaine maladresse avec le sentiment
très net (et que l’on devait attendre d’un artiste de cette espèce raffinée)
des ressources du langage travaillé, fait l’agrément de ces petites pièces très
serrées, pleines de traits inattendus, où l’on trouve de l’humour, de la
satire, des vers délicieux, un mélange bizarre et rare, combinant du Racine et
des boutades, des tours parnassiens ajustés à certaines vivacités irrégulières,
et parfois de l’excellent Boileau…[4]
Valery met en relief le caractère hétéroclite des sonnets. L’œuvre poétique
de Degas apparait comme un grand patchwork, une combinaison de tous les styles.
Un peu de l’élégance rhétorique d’un Boileau, un peu de cette tristesse
majestueuse des tragédies raciniennes, un mélange de concision et d’ampleur,
ses sonnets présentent autant d’éléments qui empêchent toute réduction de sa
poésie à une seule tonalité. Une autre remarque attire notre attention : ces
sonnets contiennent des « traits inattendus » qui sont un mélange « bizarre et
rare ». Cette bizarrerie, cette façon de combiner tant de styles différents ne
sont pas sans rappeler un certain maniérisme, comme on pourrait le dire en
peinture, ou une certaine idée du grotesque, sur laquelle nous reviendrons plus
amplement. Autrement dit, les sonnets semblent être formés d’une multitude
d’éléments épars qui finalement produisent un ensemble cohérent. Il estime
ensuite qu’en se consacrant entièrement à la poésie, Degas aurait pu être un
poète remarquable :
Je ne doute pas que cet amateur qui a su peiner sur son ouvrage et par là
ressentir à travers les résistances et les désobéissances du métier, le mystère
même ou l’essence de notre art, n’eût fait, s’il s’y fût donné, un poète des
plus remarquables, du type 1860-1890.[5]
Valéry ne prend pas de grands risques en donnant une estimation aussi
large. Ces décennies - 1870, 1880, 1890 - voient en poésie l’éclosion de
différents courants littéraires, les Parnassiens, les Décadents, les
Symbolistes. Mais le type en question est vraisemblablement le type parnassien.
Dans la pensée de Valéry apparait encore nettement l’association entre ces
poètes des années 1860-1890 et le travail acharné du vers : « résistances,
désobéissances… ». Le vocabulaire utilisé montre le labeur du poète, cette même
difficulté qui selon Valéry stimule Degas et l’encourage à s’intéresser surtout
au genre du sonnet :
Fut-il tenté par les exploits de Heredia, et peut-être par ce qu’il entendait
dire du labeur et du temps sans mesure qu’exige un bon sonnet ? Il ne prisait
que ce qui coûte ; le travail en soi l’excitait. Celui du poète, s’il consiste
à chercher par des approximations successives un texte qui satisfasse à des
conditions assez précises, dut lui paraître comparable au travail du
dessinateur tel qu’il le concevait.[6]
Ainsi Paul Valéry propose une analyse un peu rapide et désinvolte, tout en
étant éclairante. Elle met en relief les caractéristiques principales des
sonnets. On ressent bien que Valéry n’ose pas dire que ces poèmes sont tout à
fait baroques. Mais, cela est fortement suggéré : la bizarrerie est relevée à
juste titre, et la mention des traits inattendus n’est pas sans rappeler
l’esthétique de la surprise chère aux poètes baroques. L’idée principale est
que ces poèmes sont comme ces « perles de formes irrégulières » dont provient
le nom baroque.
Il est difficile de définir précisément quelle importance Degas accordait à ses sonnets. Certains contemporains ont considéré qu’ils étaient de simples « jeux d’esprit ».[7] D’autres rappellent que Degas lui-même les considérait avec un peu d’ironie ; mais on relève souvent une forme de modestie chez les artistes qui s’adonnent à un autre art. Ces derniers ont une tendance à dévaluer leur production, sachant bien que là n’est pas leur domaine de prédilection. En 1884, Degas écrit à Bartholomé qu’il n’a pas pu résister « à la vanité du poète ». Il lui envoie un petit madrigal qu’il avoue avoir composé négligemment afin de lui donner une idée de sa manière d’être « galant et imbécile ».[8]Il précise ensuite :
Elle fut peu comprise, elle était trop fine, mais on lui trouva une odeur
de galanterie vieux-jeu qui m’a toujours, vous le savez, été personnelle.[9]
De telles remarques semblent montrer que Degas considérait ses poèmes avec
distance, avec humour et légèreté. Toutefois, certains éléments montrent assez
nettement qu’il s’est appliqué à écrire ces poèmes, et qu’il les considérait
avec suffisamment de sérieux pour les soumettre aux avis d’autres écrivains.
Dans une lettre adressée à Christian Cherfils, il écrit :
Je vous attends, nous causerons vers, allez, quand vous voudrez. Je lis le
traité de poésie de Banville. J’ai acheté un Ronsard et même un mauvais outil,
un dictionnaire de rimes.[10]
Ces informations montrent bien la détermination du peintre à écrire de la
poésie. Il lit le Petit traité de poésie française de Banville
qui venait d’être publié[11],
mais l’on doute que Degas partageait la vision romantique de la poésie que
Banville exprime dans son traité. Banville s’attache surtout à montrer le
caractère sacré de la poésie. Il défend l’idée du génie, de l’inspiration
divine : le poète est directement inspiré par les dieux, et c’est pour cela
qu’aucun mot d’un poème n’est interchangeable. Ce côté un peu mystique de
l’inspiration est fortement présent dans l’œuvre de Banville qui ne fait
qu’entretenir une certaine mythologie de l’art qui est présente dans
l’Antiquité, dans les écrits de Platon, mais qui est aussi fortement relayée
par les écrivains et artistes romantiques. Toutefois, cette idée d’inspiration
divine est au contraire fortement rejetée par les parnassiens. Cela leur semble
bien peu raisonnable, ou bien trop fantaisiste voire superstitieux, et ils
prônent au contraire le travail de la forme, la retouche incessante. C’est
cette attitude là que prône Degas :
(…) il faut refaire dix fois, cent fois le même sujet. Rien en art ne doit
ressembler à un accident, même le mouvement.[12]
Par ailleurs, le traité de Banville a aussi l’intérêt de passer en revue
les différents types de vers, du monosyllabe à l’alexandrin, mais Degas opte
pour l’écriture de sonnets en alexandrins qui suivent le schéma le plus
classique du sonnet : des quatrains aux rimes embrassées, et des tercets aux
rimes suivies : soit le traditionnel sonnet dit « marotique ».
Degas est un poète qui est plutôt rattaché à la sensibilité parnassienne
pour deux raisons principales : la première raison est d’ordre formel : il se
situe dans une optique du travail minutieux du vers, et la seconde est plutôt
thématique : une pensée de l’Antiquité est fort présente dans son œuvre. Les
poètes de la seconde moitié du XIXème siècle constatent que l'art n'est rien
sans la forme, et que l'inspiration ne suffit pas. Pour cette raison, se
développe une pensée artisanale de la poésie : les poètes façonnent leurs
poèmes avec les mots qui ne sont qu’une matière parmi tant d’autres. Les vers
peuvent alors être comparés à des matières comme le marbre ou l’airain.
L’appréhension de la poésie comme sculpture devient un socle dans la pensée
artistique de cette époque. Nous pouvons développer cette image du
poète-forgeron en étudiant plus précisément un sonnet que Degas dédie à José-Maria
de Heredia :
·
Vous n’écorcherez pas un Marsyas de peu;
·
Lourdement de jouer, un soir lui prit l’envie ;
·
Avant de regagner son ordinaire vie,
·
Il baise et vous remet l’outil sacré du jeu.
·
·
Inoubliable outil de dure poésie
·
Que vous pouvez, poète, à la forge d’un dieu
·
Marteler, ciseler et rougir dans le feu,
·
Pour que sa griffe fume en la rime choisie.
·
·
Suez, avec le poids d’une armure de fer,
·
A suivre en ses détours une femme cachée
·
Qui tremble moins que vous… Au bruit froid de la mer,
·
·
Vous entonnez alors, orgueilleux et vermeil,
·
Le rude chant qui plait à l’Histoire, couchée
Dans ce sonnet, Degas évoque le mythe antique de Marsyas. Il répond
probablement au sonnet de Heredia intitulé Marsyas présent
dans le recueil poétique « Les Trophées » (1893).
Marsyas est un faune qui vit en Phrygie et qui décide un jour de défier
Apollon, dans un concours de musique. Il postule qu’il est capable de jouer
avec sa flûte, une musique plus jolie que celle créée par Apollon avec sa lyre.
Or, cela est un sacrilège, car défier Apollon équivaut à défier les dieux
eux-mêmes, car Apollon avec sa lyre est le représentant de l’harmonie d’un
monde bien ordonné selon la volonté des dieux, et qu’il ne faut pas remettre en
cause. En défiant Apollon, Marsyas s’oppose à cette harmonie pour faire
prévaloir son individualité. La musique de la flûte est une expression
personnelle et non plus universelle comme celle de la lyre. Le premier vers du
sonnet indique par les pronoms employés, que ce poème est adressé. Le « vous »
initial présente une situation d’énonciation où sont en présence le sonnettiste
qu’est Degas et un destinataire dont on comprend qu’il s’agit d’un poète (v.
6). Ce poète, Degas l’inscrit dans la lignée de Marsyas, il est son héritier,
il reçoit « l’outil sacré du jeu ».
Degas s’inscrit dans une perspective parnassienne par ce choix d’un sujet
antique, il y adhère également en développant la métaphore du poète en forgeron
dans le deuxième quatrain. Le poète-forgeron est comme Marsyas, il n’est pas un
simple médium qui transmet aux hommes une poésie qui lui est dictée par les
dieux, il participe au contraire activement à la formation de son poème. « marteler,
ciseler, et rougir dans le feu » montre le poète au travail, ce
dernier élabore lentement et progressivement son poème. Il s’agit de ciseler et
de former ses vers comme s'ils étaient de la matière qui ne demandait qu'à
trouver une forme convaincante. Puis remarquons encore que la rime est «
choisie » par le poète. Elle est le fruit d’un choix délibéré du poète. Elle ne
s’impose plus comme l’unique et seul mot possible comme le dirait Banville.
Enfin, nous pouvons développer un autre point qui rattache Degas à la
sensibilité parnassienne : les sonnets de Degas sont de petites pièces
poétiques très travaillées comme des bijoux. Les poèmes doivent être
comparables à des petits joyaux. Gautier le suggérait déjà en intitulant un de
ses recueils poétiques Emaux et Camées (1852). Dans ce
recueil, le poète parvient à produire cet effet en utilisant divers moyens
(stylistiques, rythmiques, thématiques) dont le choix de certains mots et de
certaines rimes. Par exemple, les rimes qui contiennent le son [j] ou [aj] sont
particulièrement efficaces pour conférer une idée de scintillement à un poème.
Comme l’explique Jakobson l’équivalence dans les sons entraine une équivalence
dans les sens. Qu’on le veuille ou non, à la lecture d’un poème en vers, on a
tendance à assembler les mots qui se ressemblent (et a fortiori les
mots qui se trouvent à la rime). Si « ensoleiller » et « briller » se
ressemblent alors l’idée produite par le rassemblement des deux mots est celui
d’un rayonnement. Heredia, dans les Trophées utilisent souvent
les rimes en [aj] (« émail », « éventail », « épouvantail ») ou en [ej] («
vermeil » qu’il fait rimer avec « soleil », ou « pareil »…). Ces sons, qui sont
les mêmes que dans les mots « brillant », « scintillant », etc. produisent donc
un effet d’ensemble semblable à celui que suggèrent ces derniers. L’on remarque
que dans le poème dédié à Heredia, Degas procède de la même manière, en faisant
rimer à la dernière strophe « vermeil » et « soleil ».
D’un point de vue strictement littéraire donc, le choix d’un sujet antique,
le développement de la métaphore du poète en artisan, et enfin, le travail du
vers à la manière du joaillier sont donc les trois points principaux qui
concourent à assimiler Degas à des poètes comme Leconte de Lisle ou Heredia. La
rigueur formelle que l’on attribue si volontiers aux Parnassiens est avant tout
une façon pour les poètes de montrer qu’ils maîtrisent la matière qu’ils
utilisent. Ceux-ci considéreraient même qu’ils la maîtrisent d’autant mieux que
celle-ci se montre un peu rebelle à toute mise en forme. On peut établir un
parallèle entre ses tableaux et ses poèmes, car il y a bien sûr une sorte
d’équivalence entre le travail minutieux du vers et les retouches en peinture.
Degas excelle dans ce que l’on pourrait appeler l’art de la retouche.
Une autre caractéristique rapproche Degas de Parnassiens : il s’agit du
rapport à l’Antiquité. Les Parnassiens revendiquent les sujets antiques dans la
mesure où ils pensent que ces sujets sont les plus aptes à satisfaire leur
idéal de beauté. Parmi les huit sonnets réunis par Jean Nepveu, six évoquent
clairement ce désir d'égaler la perfection antique ; de retrouver dans le monde
moderne, caractérisé par sa fugacité, son instabilité, son évanescence, une
sorte de stabilité, quelque chose qui aurait la consistance d'une statue de
marbre antique. Ces six sonnets sont les sonnets des danseuses car c’est par la
danse qu’il est désormais possible de retrouver un peu de la grâce d’autrefois.
On trouve alors dans sa poésie une opposition entre deux époques : l’Antiquité
et l’époque contemporaine. L’un des sonnets montre très bien cette étroite mise
en rapport entre le passé et le présent, il s’agit du sonnet Petite danseuse :
·
Danse, gamin ailé, sur les gazons de bois,
·
N’aime rien que ça, danseuse pour la vie
·
Ton bras mince placé dans la ligne choisie,
·
Equilibre, balance et ton vol et ton poids.
·
·
Taglioni, venez, princesse d’Arcadie ;
·
Nymphes, Grâces, venez des âmes d’autrefois
·
Ennoblir et former, souriant de mon choix
·
Le petit être neuf, à la mine hardie
·
·
Si Montmartre a donné l’esprit et les aïeux,
·
Roxelane le nez et la Chine et les yeux ,
·
Attentif Ariel donne à cette recrue
·
·
Tes pas légers de jour, tes pas légers de nuit ;
·
Fais que, pour mon plaisir, elle sente son fruit,
·
Et garde, au palais d’or, la race de sa rue.
Dans le premier quatrain, le présent de l’indicatif « équilibre » montre
que l’action se situe dans le temps présent comme si la scène était en train
d’être décrite. Les impératifs « venez » (injonction envers une action future)
du deuxième quatrain suggèrent en outre qu’il est possible d’agir sur ce
présent, et précise à nouveau que l’entreprise du poète se situe hic et
nunc, sans aucun regret ou nostalgie sur le passé (à la différence de
l’Antiquité rêvée par les poètes du XVI, ou par les poètes romantiques.). Les
coupes lyriques (v.1 ; v.3), les répétitions (« venez », « venez »), la
série d’impératifs (danse, aime, venez), donnent aux deux
premiers quatrains une certaine emphase qui n’est pas vraiment représentative
de l’ensemble des sonnets. Ces deux premiers quatrains sont d’un rythme allègre
et vif qui marque la confiance en la réussite d’une telle entreprise. On note
ensuite un changement de tonalité à partir des tercets. Ils sont plus
explicatifs, il développe l’idée contenue dans les quatrains, et explique
quelles sont les caractéristiques que les déesses doivent conférer aux
danseuses, en l’occurrence, leur allure aérienne.
Ariel, mis en relief par la diérèse, souligne l’aspect aérien des
danseuses, et rappelle peut-être leur légèreté, tout comme l’expression « tes
pas légers » qui est redoublée. C’est aussi une idée d’envol qui est présente à
la fin du premier quatrain. Le dernier vers mime un envol tout en donnant une
impression d’équilibre (4/2//3/3), grâce à la polysyndète (et ton vol, et ton
poids).
Le rapprochement entre les femmes parisiennes et les déesses de l’Antiquité
est présent dans de nombreux poèmes des recueils du Parnasse contemporain.[14] Ici de la même manière, une danseuse
contemporaine, Marie Taglioni (1804-1884) est assimilée à une « princesse
d’Arcadie » (v.5). La mise en rapport des deux époques est aussi établie par
les lieux évoqués. Le jardin d’Arcadie laisse place à un lieu parisien,
Montmartre ; et enfin, dans le dernier tercet, le palais d’or, qui, ici,
désigne l’opéra de Paris, est aussi une appellation communément employée pour
évoquer le mont de l’Olympe où séjournent Apollon et les Muses.
Ce sonnet annonce donc de manière très claire son projet poétique. Si les
Nymphes et les Grâces sont convoquées, ce n’est plus pour chanter leur beauté,
mais pour que cette beauté soit transmise et vienne former un nouvel être qui
serait l’héritier de leur grâce. Les Nymphes, puis Taglioni, puis le « petit
être » à la mine hardie : Degas propose une généalogie de danseuses et insiste
sur le point le plus important, il faut que la nouvelle recrue soit
représentative de son milieu et de son origine, « sentir son fruit » d’où la
nécessité de garder « la race de sa rue » (v.14).
Degas recherche le beau dans l’époque moderne. S’il souhaite conférer
quelque chose de la grâce de l’art antique, il s’abstient cependant de
représenter des déesses de l’antiquité ou des figures mythologiques dans ses
tableaux, et déclare au contraire : « C’est dans le commun qu’est la
grâce».[15] C’est ce que l’on voit nettement sur ses
tableaux, les « basses classes » (pour reprendre l'expression de Goncourt) aussi ont droit à la peinture : les
blanchisseuses, les repasseuses et les chanteuses de café-concert, et les
femmes ordinaires ont remplacé les Vénus et autres divinités de la mythologie.
La course du cheval, aussi bien que son immobilisation, le mouvement des
bras, les pirouettes des danseuses... sont autant de mouvements
"capturés" dans les vers, qui eux-mêmes peuvent être une pensée du
mouvement.
I) PUR SANG[16]
·
On l’entend approcher par saccade brisée,
·
Le souffle fort et sain. Dès l’aurore venu,
·
Dans le sévère train par son lad maintenu,
·
Le bon poulain galope et coupe la rosée.
·
·
Comme le jour qui nait, à l’Orient puisée,
·
La force du sang donne au coureur ingénu,
·
Si précoce et si dur au travail continu,
·
Le droit de commander à la race croisée.
·
·
Nonchalant et caché, d’un pas qui semble lent,
·
Il entre en sa maison où l’avoine l’attend.
·
Il est prêt. Aussitôt l’empoigne le joueur ;
·
·
Et pour les coups divers où la cote l’emploie,
·
On le fait sur le pré débuter en voleur,
·
Tout nerveusement nu dans sa robe de soie
Le mouvement décrit par Degas est bien plus souvent un mouvement saccadé,
interrompu, qu’un mouvement souple et fluide. C’est plutôt l’idée de rupture,
le mouvement arrêté, figé comme sur un tableau ou une photographie que le
peintre décrit. Dans ce sonnet, le cheval s’approche « par saccade brisée » et
à deux reprises, c’est le mouvement retenu, ralenti qui est mis en avant par le
peintre. Le cheval est d’abord « par son lad maintenu » et avance nonchalamment
: « Nonchalant et caché, d’un pas qui semble lent ». Dans le premier quatrain,
l’assonance en [s], « saccade », « souffle », « sain », « sévère » donne
une impression de fluidité que vient contrarier une autre assonance, moins souple,
en [r], « brisée », « aurore », « sévère », « fort », « rosée » ;
cette impression générale produit par le premier quatrain (souplesse et
rigueur) est résumée par le dernier vers, où est présente à la fois une idée de
mouvement continu (le galop) et de rupture (coupe la rosée) ; « Tout
nerveusement nu » donne l’impression d’un mouvement indomptable, d’une énergie
difficilement contenue.
On trouve un écho de cette impression de mouvement saccadé dans la facture
même des sonnets. Il y a dans la poésie de Degas quelque chose d’un peu heurté,
la lecture n’est pas fluide, c’est peut-être cela qui donne à Valéry
l’impression d’une certaine maladresse. Nous pouvons détailler les
moyens stylistiques utilisés par Degas qui produisent cet effet. Cette
impression de rythme saccadé est provoquée par l’utilisation fréquente des
hyperbates, des hypallages et des inversions sujet-verbe qui ont tendance à
désarticuler le vers, et à provoquer un certain choc, une idée de confrontation
entre le sens et la forme. Cela a l’inconvénient de favoriser une certaine
confusion du sens, ou d’encourager à la relecture. L’hypallage, en effet,
consiste à rattacher syntaxiquement un mot ou une expression, qui, d’un point
de vue du sens, se rattache plus logiquement à un autre terme. Ainsi, dans la
première strophe, l’adjectif qualificatif « sévère » qui semble d’un point de
vue du sens plus approprié à « lad » est ici mis en rapport avec « train »,
l’allure de cheval. L’hyperbate est une figure de style qui consiste à ajouter
des éléments à une phrase qui semble terminée. Par exemple, le début du sonnet
semble présenter une coïncidence entre le vers et le phrase, mais cette
impression d’unité est rapidement dissipée, car la phrase se poursuit et forme
l’hémistiche du vers suivant. Le deuxième présente une césure très forte. Le
complément circonstanciel de temps « Dès l’aurore venu » qui
forme le second hémistiche du deuxième vers est fortement isolé de sa
proposition principale (« Le bon poulain galope et coupe la rosée »)
par le troisième vers. Cette première strophe est donc tout à fait arythmique.
Elle illustre cette « saccade brisée » évoquée au premier vers et ne trouve un
apaisement qu’au dernier vers. Cette même façon de malmener la syntaxe est
également mise à l’œuvre dans le second quatrain. Le troisième vers « Si
précoce et si dur au travail continu » repousse le complément d’objet
du verbe « donner » qui est « le droit de commander » dans le
dernier vers.
Enfin, l’impression de bouleversement syntaxique est également présente
dans les tercets : on note une inversion sujet-verbe[17] dans
le premier tercet « Aussitôt, l’empoigne le joueur », et une
nouvelle hyperbate dans la dernière strophe. Le complément circonstanciel de
lieu « sur le pré » disloque le groupe verbal : « on le fait » est séparé de la
proposition infinitive « débuter en voleur ». En ce cas, le déplacement est
davantage une métaposition, qui permet la césure à l’hémistiche et assure une
régularité dans le rythme (3/3//3/3).
On peut établir un parallèle entre cette particularité stylistique et les
cadrages paradoxaux qu’utilise Degas dans ces tableaux, et plus exactement dans
les tableaux représentant des danseuses, tel que L’Ecole de danse (1874).
Le motif principal du tableau (les danseuses) peut se retrouver excentré, ou
dans un cas extrême, coupé par le cadre du tableau. Cela a pour conséquence le
déplacement du point de fuite (ce dernier est rarement au centre des tableaux
de Degas). Cette façon de repousser le sujet principal du tableau et de mettre
en relief un autre élément qui pourrait sembler d’une moindre importance (un
plafond ou un plancher) a quelque chose à voir avec le prolongement inopportun
que provoque l’hyperbate. Dans les deux cas, il s’agit d’une extension et d’un
déplacement qui repoussent l’élément principal dans un lieu inattendu, comme si
l’on était en présence de forces mal reparties, ce qui donne, en définitive,
une impression de déséquilibre.
La pratique poétique de Degas est bien entendu secondaire par rapport à son
activité de peintre, mais elle mène à une compréhension plus approfondie de
l’art du peintre en général. Les sonnets peuvent être éclairés par les tableaux
et inversement les tableaux peuvent être mieux compris par la vision de l’art
que l’artiste exprime dans ses sonnets. Cette vision de l’art est d’autant plus
claire que le « je » du poète apparaît dans certains sonnets, l’intention
artistique de Degas y apparait donc, pour ainsi dire, en toutes lettres. Les
sonnets de Degas et les tableaux présentent ainsi une unité et montrent qu’en
peinture aussi bien qu’en poésie, c’est le même mouvement, la même sensibilité
qui s’exprime avec des moyens différents. L’œuvre de Degas manifeste et
resserre l’unité qui est présente entre les différents arts à une même époque.
[1] Joris-Karl Huysmans, Ecrits sur l’art,
Jérôme Picon éd., Flammarion, Paris, 2008, p. 128
[2] Edgar Degas, Huit sonnets, Jean
Nepveu éd., La Jeune Parque, 1946, p. 21
[3] Ibid. p. 14
[4] Paul Valéry, Degas, Danse, Dessin,
Gallimard, Paris, 1965, p. 149
[5] Ibid.
[6] Ibid., p. 146
[7] Paul Lafont, Degas, Henri Floury
éd., Paris, 1918, p. 139
[8] Degas, Lettres, éd. Guérin,
Grasset, 1945, Paris, p. 92
[9] Ibid.
[10] Paul Lafond, Degas, éd. citée, p.
138
[11] La première édition date de 1881
[12] Degas, Lettres, éd. citée, lettre à
Bartholomé, Naples, 17 janvier 1886, p. 119
[13] Huit sonnets, éd. citée, pp. 29-30
[14] Ainsi peut-on lire dans un sonnet de Léon Valade
: « Pourtant à bien y voir, je demeure surpris /De trouver égaré dans tant de
grâce attique /Le brio d’une bouche ou d’un nez de Paris » (Œuvres de Léon
Valade, A. Lemerre, préf. C. Pelletan, Paris, 1887, « Avril, mai, juin »,
pp. 13-14)
[15] Daniel Halévy, Degas parle, La
Palatine, Paris, Genève, 1960, p. 54
[16] Huit sonnets, éd. citée, pp. 25-26
[17] Elle est utilisée très fréquemment dans
l’ensemble des sonnets.
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