Hector Berlioz : La vie comme un roman
Le 12 juin 1833, Hector Berlioz écrit à
son ami Humbert Ferrand :
Vous
savez comme je suis absorbé, comme ma vie ondule. Un jour, bien, calme,
poétisant, rêvant ; un autre jour, maux de nerfs, ennuyé, chien galeux,
hargneux, méchant comme mille diables, vomissant la vie et prêt à y mettre fin
pour rien, si je n’avais pas un délirant bonheur en perspective toujours plus
prochaine, une bizarre destinée à accomplir, des amis sûrs, la musique et puis
la curiosité. Ma vie est un roman qui m’intéresse beaucoup. [1]
Au XIXème siècle, on tend à trouver dans
la littérature, une confusion entre l’art et la vie. Cette confusion est de
première importance en ce qui concerne Berlioz car elle est à l’origine des
diverses approches possibles de son œuvre. On peut tout d’abord considérer,
comme Pierre-Jean Remy, que « c’est presque l’œuvre toute entière de Berlioz
qui est autobiographique »[6]. Il est
aisé par exemple de remarquer que le caractère autobiographique est à peine
dissimulé dans Euphonia ou la ville musicale,
un petit roman écrit par Berlioz. Cette œuvre est une alternative romanesque à
la vie de Berlioz. Ce dernier se représente dans le personnage de Xilef. Il est
fort probable, que, se considérant comme un artiste malheureux, il a choisi
d’écrire Félix (dont le nom ferait penser au bonheur, à la félicité) à l’envers
pour se représenter lui-même comme étant l’inverse de l’homme heureux. Ainsi
quand, dans la nouvelle, Xilef écrit à son ami Shetland :
Quel
martyre notre ministre m’a infligé ! Rester ainsi en Italie, retenu par ma
parole, trop légèrement donnée, de n’en point sortir avant d’avoir engagé le
nombre de chanteurs qui nous manquent, quand le moindre navire me
transporterait à travers les airs aux lieux où est ma vie ![2]
on reconnaît aisément la situation de
Berlioz en Italie, après qu’il a remporté le Prix de Rome. La première version
de cette œuvre, publiée dans ses feuilletons, utilisait des noms de personnages
renvoyant plus explicitement à leur modèle : Rotceh, Ellimac. Soit Hector et
Camille qu’il devait épouser de retour de Rome, mais qui lui a préféré Pleyel.
Ainsi, en ce cas précis, l’œuvre découle de sources biographiques.
Toutefois, et constatant le caractère
entremêlé de l’art et de la vie, une pensée inverse est tout aussi acceptable.
C’est la pensée que ce n’est pas la vie qui engendre l’œuvre mais plutôt
l’œuvre qui la dirige et l’ordonne. L’épisode des pifferari dans ses Mémoires en est un bon exemple. Les pifferari sont des musiciens ambulants, jouant,
avec leurs hautbois appelés « piffero » des musiques religieuses pour les
fêtes de Noël. Berlioz les croisait souvent dans les rues d’Italie. Il raconte
qu’il était très étonné par ces individus et qu’il passait de nombreuses heures
à les observer. Il aimait à contempler l’aspect primitif que leur donnaient les
peaux de bêtes qui leur servaient d’accoutrement. Mais ce que Berlioz voyait
dans ces personnages, ce n’était pas vraiment des musiciens du XIXème siècle.
Il les regardait comme des personnages de l’Antiquité. C’est pour cela que nous
disons que ce n’est pas seulement l’art qui imite la vie, mais qu’au contraire,
c’est la vie même qui imite l’art en l’occurrence l’Enéide de
Virgile. Berlioz écrit :
J’ai
entendu ensuite les pifferari chez eux, et si je les avais
trouvés si remarquables à Rome, combien l’émotion que j’en reçus fut plus vive
dans les montagnes sauvages des Abruzzes, où mon humeur vagabonde m’avait
conduit ! Des roches volcaniques, de noires forêts de sapins formaient la
décoration naturelle et le complément de cette musique primitive. Quant à cela
venait encore se joindre l’aspect d’un de ces monuments mystérieux d’un autre
âge connus sous le nom de murs cyclopéens, et quelques bergers revêtus d’une
peau de mouton brute, avec la toison entière en dehors (costume des pâtres de
la Sabine), je pouvais me croire contemporain des anciens peuples au milieu
desquels vint s’installer jadis Évandre l’Arcadien, l’hôte généreux d’Énée.[3]
Berlioz les voit précisément comme
les bergers primitifs se réunissant et jouant de la flûte en Arcadie, et
formant par là les premières communautés unies par la musique.
La confusion est encore plus nette en ce
qui concerne son idylle avec la comédienne Harriet Smithson. Cet amour est réel
mais idéal car Berlioz voit en Harriet surtout un personnage shakespearien. Il
la nomme à de nombreuses reprises « fair Ophélia ». Berlioz opère une confusion
entre le monde réel et le monde de l’art.
Toutefois, il est sûr qu’entre les ardents
défenseurs (et admirateurs) de Berlioz estimant que tout est vrai dans les Mémoires,
preuves à l’appui, et ses détracteurs volontiers goguenards et railleurs, il y
eut polémique, car pour les premiers, considérer les Mémoires à l’égal d’une fiction est
inconcevable. En fait, il faut admettre qu’en tant que représentation du passé,
d’un passé non pas retrouvé mais reconstruit, toute autobiographie est
nécessairement mensongère.
Le romanesque
Les Mémoires de Berlioz suivent
scrupuleusement le schéma narratif ordinaire des romans. La situation initiale
présente une naissance placée sous le signe de la prédestination :
Pendant
les mois qui précédèrent ma naissance, ma mère ne rêva point, comme celle de
Virgile, qu’elle allait mettre au monde un rameau de laurier.[4]
Puis, survient un élément perturbateur :
la famille, relayée par Cherubini, le directeur du Conservatoire de Paris, sont
les obstacles à la réalisation de sa destinée. Ensuite, le développement des Mémoires est marqué par différentes péripéties
qui reprennent de grands thèmes littéraires en vogue à cette époque : le voyage
à Rome, le spleen, la rêverie romantique, le voyageur-brigand digne des Walter
Scott, et enfin le thème de l’artiste maudit, qui se développera encore
davantage dans la suite du siècle. Sont présents aussi, les adjuvants, qui
aident le héros à surmonter toutes ces péripéties : Paganini, Legouvé lui
offrent une aide financière, Chateaubriand aussi pourrait être un des
adjuvants, mais il ne peut lui offrir l’argent que Berlioz lui demande en 1824.
Balzac lui propose sa pelisse pour son voyage en Russie. Hugo lui-même est
aussi un assistant du héros : il intervient auprès des directeurs du
Conservatoire pour que Berlioz y conserve sa place de bibliothécaire :
Heureusement
Victor Hugo, alors représentant du peuple, jouissait à la Chambre d’une
certaine autorité, malgré son génie ; il intervint et me fit conserver ma
modeste place.[5]
Nous remarquons que, mis à part Paganini,
tous ces adjuvants sont des écrivains de grande renommée. Il est malicieux de
la part de Berlioz de vouloir être ainsi porté en triomphe par de telles
personnalités littéraires. De là à suggérer que la littérature doit être ainsi
au service de la musique, il n’y a qu’un pas.
La première des péripéties romanesques est
celle du voyage inopportun en Italie. Le Prix de Rome remporté par Berlioz en
1830, envoie traditionnellement ses lauréats (représentants des cinq arts) en
Italie, pour une durée de deux ans. Ces derniers élisent domicile à la Villa
Médicis. Berlioz, dont la carrière musicale commençait à prendre de l’envergure
(la Symphonie Fantastique avait été représentée juste
avant son départ, en décembre 1830) a l’impression d’être écarté du milieu
musical parisien et de ne pouvoir poursuivre tranquillement sa carrière
pourtant bien amorcée. Il place alors son séjour italien sous le signe de
l’isolement et de l’exil. Il écrit à sa famille, qui ne répond pas beaucoup à
son courrier :«
Vous êtes trois ou quatre et vous ne pouvez pas vous tenir au courant de la
correspondance de l’exilé tout seul.[6] », il évoque aussi son « exécrable exil »[7] et explique dans les Mémoires plus exactement les raisons de son
dépit :
(…)
je me trouvais tout d’un coup sevré de musique, de théâtre, de littérature,
d’agitations, de tout enfin ce qui composait ma vie.[8]
Toutefois, il métamorphose cette fâcheuse
circonstance en un prétexte littéraire. Cet événement malheureux est l’occasion
pour lui de développer des prouesses d’écriture. Ainsi le lecteur ayant
conscience des différents traitements du voyage en Italie dans la littérature
éprouve-t-il une certaine curiosité amusée quand il lit la toute dernière
phrase du chapitre XXXI :
(…)
après la cérémonie auguste de mon couronnement, jusqu’au milieu de janvier ; et
après être allé passer quelques semaines à la Côte-Saint-André, où mes parents,
tout fiers de la palme académique que je venais d’obtenir, me firent le
meilleur accueil, je m’acheminai vers l’Italie, seul et assez triste.[9]
dont l’expression « seul et assez triste »
a un aspect à la fois très solennel, par sa position finale dans le chapitre,
mais aussi légèrement ironique, par cette façon très concise (en apposition)
d’assimiler l’arrivée en Italie aux sentiments qu’elle provoque, tout en
utilisant l’adverbe « assez » pour nuancer la tristesse ressentie. Tristesse
qui semble s’inscrire dans une tradition littéraire. Le thème du voyage
décevant en Italie est en effet fortement présent dans la littérature. Dès la
Renaissance, les artistes et les écrivains partent en Italie à la recherche de
la grande Rome antique pour aller « chercher les Muses dans leur
patrie»[10] mais n’y trouvent que ruines
et désolation, d’où une certaine déception. On pense à Du Bellay par exemple,
qui se lamente dans ses Regrets d’avoir quitté la douceur angevine
pour une Rome en ruines. Plus tard, au XIXème siècle, c’est Chateaubriand qui
revient du Grand Tour avec ce triste constat : « les dieux n’habitent plus
l’Olympe »[11], à quoi fait écho le « Rome n’est plus dans Rome » de Berlioz dans une lettre à son grand-père, Nicolas Marmion,
en 1832.[12]
Intégrer des péripéties aussi romanesques
dans ses Mémoires, permet à
Berlioz de transformer tout événement (ce qui arrive) en aventure (ce qui doit
arriver par la destinée) et permet de donner un caractère d’exception à sa vie,
en suggérant le génie : l’idée que les artistes seraient quelques prophètes,
investis d’une mission divine, et qu’ils auraient été dotés de capacités
d’invention hors du commun afin d’éclairer et de guider les autres hommes.
La
bibliothèque
Arrivé à Paris pour entreprendre des
études de médecine comme le souhaitait son père, Berlioz délaisse rapidement
les dissections anatomiques et sa faculté de médecine pour l’atmosphère, plus
poétique, de la bibliothèque du Conservatoire : le jeune Berlioz préfère
disséquer les partitions de Gluck. Il passe des heures à les étudier dans la
bibliothèque, en laissant peu à peu mûrir ses ambitions musicales. C’est dans
la bibliothèque également qu’il rencontre pour la première fois le directeur du
Conservatoire, Cherubini, et met ainsi un pied dans l’univers musical parisien.
Parler de la bibliothèque est une façon
légèrement détournée de parler de littérature, et de suggérer l’importance que
celle-ci prend dans sa vie et à plus forte raison dans son œuvre. Le thème de
la bibliothèque revient donc comme un leitmotiv dans les moments clefs de son
existence : la bibliothèque de son père marque son enfance, elle lui révèle
Virgile ; celle du conservatoire, son entrée dans les hostiles mondanités
parisiennes ; celle de la Villa Médicis est décrite comme le remède au spleen.
Elle est décrite au moment même où Berlioz relate son arrivée à Rome. Il
raconte cette arrivée avec précaution. D’abord, les chevaux de son voiturin,
épuisés par le voyage, s’arrêtent devant la façade immense et austère de la
Villa et ce temps d’arrêt s’accorde avec une pause dans le récit qui laisse
place à la description des lieux. Sont décrits, en premier lieu, les alentours
de l’Académie, les allées propices aux promenades vespérales, puis les
rigoureux jardins « à la française » à l’arrière du bâtiment et, bien sûr, au
loin, la « triste et désolée maison de
campagne qu’habita Raphaël » La description se focalise
ensuite sur l’intérieur de la Villa. Cette description est plutôt laconique,
Berlioz se contente d’opposer les somptueux appartements du directeur aux
inconfortables logis des pensionnaires ; toutefois, une certaine attention est
accordée à la bibliothèque :
De
plus une bibliothèque, totalement dépourvue d’ouvrages nouveaux, mais assez
bien fournie en livres classiques, est ouverte jusqu’à trois heures aux élèves
laborieux, et présente au désœuvrement de ceux qui ne le sont pas une ressource
contre l’ennui.
Mais les livres « classiques » de la
bibliothèque semblent peu enclins à le guérir du spleen, aussi trouve-t-on dans
sa correspondance une évocation moins élogieuse de cette même bibliothèque :
Je
ferais quarante lieues à pied au soleil pour me procurer des livres qui
m’aillent : Notre-Dame
de Paris,
les Intimes et autres, mais pas moyen ! Nous avons une bibliothèque
à l’Académie, il faut voir… vous vous ennuyez aussi, vous autres, je le veux
bien, mais au moins vous avez des livres.
L’esthétique
maniériste : Berlioz et Benvenuto Cellini
« Tu te manières, mon vieux », voilà comment les pensionnaires de la Villa Médicis
s’adressent à Berlioz lors de son arrivée à Rome, en lui reprochant par là une
certaine affectation dans l’attitude et dans le langage.[13] Le sens courant de « manières
» partage alors avec l’esthétique qui en tire son nom, la même idée d’écart à
une norme.
Le maniérisme est une tendance artistique
qui s’est développée sous la Renaissance. Il se démarque du classicisme dans le
sens où la part d’invention que contient toute représentation est fortement
accentuée. La manière est la touche personnelle qu’apporte l’artiste à son
œuvre éventuellement en créant un écart avec ce qui est représenté. Autrement
dit, si l’art classique tend à faire illusion en dissimulant cet écart, le
maniérisme au contraire le rend visible, l’accentue, et par là même affirme la
singularité de l’artiste. La période romantique, en considérant qu’elle prône
le culte de l’individu procède du même mouvement. Théophile Gautier dans Les
Grotesques le montre
en établissant un parallèle entre les poètes maniéristes du XVIème siècle et
les contemporains. Il effectue une sorte de réhabilitation de poètes mineurs
qui sont une « collection de têtes grimaçantes »[14], des « difformités
littéraires »[15]. Cette réhabilitation
repose surtout sur la dérision, toutefois, le parallèle entre les deux
esthétiques est bien net et il est d’ailleurs d’autant plus pertinent que pour
l’établir Gautier prend lui-même un ton maniéré. L’esthétique maniériste est
donc proche de celle du romantisme, du moins du romantisme des Jeunes-France.
La touche personnelle du peintre maniériste est équivalente au lyrisme du poète
en tant qu’expression singulière. Il est alors intéressant de rapprocher le
romantisme de Berlioz et le maniérisme du sculpteur et joaillier de la
Renaissance Benvenuto Cellini dans la mesure où les deux esthétiques reposent
sur une même tendance à l’exagération.
Les Mémoires de Cellini ont été fortement
appréciés par les lecteurs du XIXème siècle qui les découvrent dans une
traduction de Saint-Marcel en 1822, peu fiable, mais suivie d’une autre de
Farjasse en 1833. Berlioz les lit vers cette époque-là, et en recommande la
lecture à son ami H. Ferrand en 1834[16], mais il connaissait
déjà l’œuvre du sculpteur pour avoir contemplé la statue de Persée lors de son
séjour à Rome. D’ailleurs, alors qu’il doit participer aux soirées costumées
d’Horace Vernet, il précise qu’il souhaite se déguiser « en Allan, de
l’officier de Walter Scott », mais c’est à Persée que la description fait penser :
«
il ne me manquera qu’une tête sanglante à la main gauche ; je ne serai pas en
peine de la trouver mais ce ne serait pas convenable (…) »[17]
La lecture des Mémoires de Cellini est réellement décisive
pour Berlioz qui va tenter, à la manière du sculpteur de la Renaissance, de
mettre en scène sa vie et son œuvre. En fait, ce n’est pas en tant que prétexte
à un nouvel opéra que l’œuvre de Cellini est importante, c’est plutôt la figure
d’artiste qu’élabore Cellini de lui-même qui intéresse Berlioz. Ils sont assez
semblables. Tous deux sont écrivains de leur vie d’artiste et transforment le
roman de leur vie en une légende, comme s’il ne suffisait pas d’être sculpteur,
orfèvre ou musicien, mais qu’il fallait encore que cette vie soit lue et
transmise.
On trouve de nombreux parallèles entre les
deux œuvres. Cette façon par exemple de suggérer une prédestination dans le
premier chapitre de leur récit. Berlioz s’étonne dès la deuxième phrase desMémoires de n’avoir pas eu une naissance
similaire à celle de Virgile, et insiste ensuite sur l’effet troublant des
lectures virgiliennes sur son cœur d’enfant, ce qui préfigure l’artiste créant Les
Troyens à Carthage ;
Cellini, pour sa part, relate une scène enfantine de la découverte d’une
salamandre dans la cheminée de son salon, qui annonce le futur sculpteur maître
du feu puisque la salamandre (qui est aussi l’emblème de François Ier) est
rattachée au feu. Les rapproche également cette façon d’insister sur les
circonstances de l’élaboration des chefs d’œuvre. Ils créent tout deux une
symbolique de la création. La création de la fameuse statue de Persée de
Cellini, constitue un temps fort des mémoiresde Cellini, tout
comme Berlioz met en valeur la création de la Captive, ou l’écriture de
certaines symphonies, telles que Le Roi Lear, parfois avec
humour. Ainsi Berlioz raconte qu’il a écrit Le Roi Lear, se promenant
au bord de la mer à Nice, où il est suspecté d’être un espion français (au
moment de l’arrivée de Berlioz à la Villa Médicis, en mars 1831, il y a
certains troubles politiques en Italie, les français sont soupçonnés
d’espionnage[18]) et
transforme cet épisode en une petite saynète humoristique :
Je
suis mandé au bureau de police et interrogé en formes.
«
Que faites-vous ici, monsieur ?
-
Je me rétablis d’une maladie cruelle ; je compose, je rêve, je remercie Dieu d’avoir
fait un si beau soleil, une mer si belle, des montagnes si verdoyantes.
-
Vous n’êtes pas peintre ?
-
Non, monsieur.
-
Cependant, on vous voit partout, un album à la main et dessinant beaucoup ;
seriez-vous occupé à lever des plans ?
-
Oui, je lève le plan d’une ouverture du Roi Lear, c’est-à-dire, j’ai levé ce
plan, car le dessin et l’instrumentation en sont terminés ; je crois même que
l’entrée en sera formidable ![19]
Berlioz, pour insister sur la création de
son œuvre a recours à son procédé habituel : la mise en scène de petites
saynètes égayées par des dialogues. Au premier abord, la discussion entre le
garde-côte et Berlioz paraît simplement humoristique par la syllepse sur
l’expression « lever un plan » qui renvoie tantôt à l’embuscade de l’espion,
tantôt à la composition du musicien, mais aussi, la plaisanterie peut avoir un
aspect plus politique en suggérant en filigrane la proximité entre l’art et le
combat.
Lélio ou le Retour à la vie
Lélio ou le retour à la vie peut apparaître comme un condensé contenant toutes les
préférences littéraires de Berlioz : on y trouve Shakespeare, Hugo, et Thomas
Moore.
Dans Lélio, apparaît également
ce profond désarroi qui s’empare de Berlioz quand il analyse lucidement la
situation artistique de la France. Ce désarroi, s’il est présenté par Berlioz
comme néfaste puisqu’il implique le spleen qui lui-même implique l’inaction est
au contraire toujours fertile, il pousse à l’action. Cette envie d’action
explique de nombreuses choses : son admiration pour Benvenuto Cellini, sa
volonté de faire de Lélio un brigand, et l’élaboration
pour lui-même, d’une figure d’aventurier napolitain dans ses Mémoires mais aussi dans sa
correspondance :
Je
reviens de la montagne (comme disent les brigands), j’y suis allé voir le
froid. J’ai vagabondé de village en village, mon fusil sur l’épaule, mangeant
le soir ma chasse du jour, m’arrêtant où je me plaisais, ne donnant jamais à
l’ennui le temps de m’atteindre, et chantant par tous les pores un hymne à la
liberté.
Son parti pris pour l’action apparaît
franchement dans Lélio. Le mélologue parachevant la Symphonie
fantastique met
en scène le personnage de Lélio (un double de Berlioz) revenant à la vie à la
suite d’un vain suicide. Suite à cet échec, Lélio se perd dans une longue
rêvasserie, comprenant une ballade de Goethe chantée par son ami Horatio, et
des lamentations portées par une mélodie imaginaire (le Chœur d’Ombres). Puis
Berlioz met dans la bouche de Lélio une forte dénonciation du milieu musical
parisien, et en particulier des « jeunes théoriciens de quatre-vingt ans » qui
« font à l’art un ridicule outrage ». Ceci déclenche en Lélio des envies de
grand banditisme, et s’ensuit alors la chanson de Brigands.
Les différentes formes littéraires employées par Berlioz
Euphonia est une œuvre que Berlioz considère comme une « nouvelle de
l’avenir ». Or, à proprement parler, ce n’est pas une nouvelle. L’œuvre mêle trois
genres qui se distinguent par leur forme : le genre épistolaire, le genre
théâtral et le genre narratif. Elle s’ouvre sur deux lettres adressées par
Xilef à son ami Shetland qui lui fait part de son désespoir d’être dans une
Italie futuriste (nous sommes en 2344) et barbare, et lui annonce son amour fou
pour Mina. Suite à ces deux lettres intervient une saynète composée de trois
personnages, Mina, Mme Happer et Fanny. Certaines conventions du genre théâtral
sont respectées : le lieu de la scène est d’abord précisé « Paris » puis une
didascalie apportant une information d’ordre spatiale « Un salon splendidement
meublé », et s’ensuit une scène de théâtre tout à fait ordinaire alternant
monologues et dialogues. Cette saynète est suivie par une troisième lettre, la
réponse de Shetland à Xilef, et finalement, le reste de l’œuvre est un chapitre
entièrement narratif, simplement intitulé « Description d’Euphonia ». Cette
dernière partie, unifie l’ensemble en faisant intervenir tous les personnages
(les épistoliers, les trois comédiennes).
La
lettre :
La lettre offre quelques avantages
stylistiques non négligeables. Par son caractère adressé, elle invite le
lecteur-intrus dans une intimité qui ne lui est certes pas destinée en
principe, mais qui l’implique néanmoins plus directement dans le récit.
Utilisée à des fins romanesques (c’est-à-dire passant d’un statut discursif à
un statut narratif) elle renforce l’effet de connivence. Effet qui participe de
la vivacité du récit. Voici, un extrait d’une lettre à Heine, intégrée dans les Mémoires :
Riez
donc un peu, voyons, ne vous gênez pas. Cela vous fera du bien et ne peut me
faire du mal ; d’ailleurs je n’ai pas encore fini, et il vous en coûterait trop
d’entendre, sans m’égratigner, mon dithyrambe jusqu’au bout... Allons, vous
n’êtes pas trop méchant aujourd’hui ; je continue.[20]
Elle révèle nettement l’état d’esprit de
sa démarche autobiographique. Le caractère ludique de l’écriture prime. Le jeu
sur la fonction impressive du langage « Riez-donc » et le commentaire
métalinguistique « mon dithyrambe » signalent sans aucun doute sa volonté
d’amuser le destinataire mais aussi son absolue maîtrise du ridicule.
La correspondance de Berlioz révèle aussi
à quel point il s’intéresse aux mots, à leurs sonorités, aux conjugaisons.
Toutefois, il arrive que Berlioz fasse preuve de scepticisme envers le langage.
Il s’accorde par exemple avec Shakespeare, pour dénoncer l’arbitraire du
signifiant, en notant dans une des lettres insérées dans les Mémoires,
cette citation tirée de Roméo et Juliette :
D’ailleurs
Shakespeare l’a dit : What’s in a name ? that we call a rose/By any other name
would smell as sweet !
Dans ces moments-là, alors le langage
musical prend l’ascendant sur le langage littéraire. Berlioz écrit :
Aucun
autre art que la musique ne jouit de cette puissance rétroactive, aucun, pas
même l’art de Shakespeare, ne saurait en l’évoquant poétiser ainsi le passé.
Car seule la musique parle à la fois à l’imagination, à l’esprit, au cœur et
aux sens, et de la réaction des sens sur l’esprit et le cœur, et
réciproquement, naissent des phénomènes sensibles aux êtres doués d’une
organisation spéciale, que les autres (les barbares) ne connaitront jamais.
Cette supériorité reste toutefois
relative, et même difficile à établir car la « réaction des sens » n’est pas
univoque. En fait, la question de la réception de l’œuvre musicale est complexe
car elle touche au sentiment, qui est en quelque sorte préverbal, et pour cette
raison-même de l’ordre des vérités indémontrables (comme la vérité des
sentiments).
Le
journal :
Le récit est aussi quelquefois plus
nettement rattaché à la situation d’énonciation, dans ce cas les mémoires
confinent au Journal. Berlioz, alors
en Angleterre quand il débute la rédaction de ses mémoires en mars 1848,
formule, un mois plus tard, le désir d’interrompre quelque temps le récit de sa
vie, il fait correspondre cette interruption avec un événement historique : le
vain rassemblement des Chartistes du 10 avril. Il explique qu’il souhaite
participer à cet événement politique, puis, suite à une ellipse temporelle de
quelques heures, il reprend l’écriture en précisant « 8 heures du soir » et
annonce aux lecteurs le déroulement de la journée qui vient de s’écouler. S’il
faut distinguer l’écriture de sesMémoires,
où le plaisir de la narration est inaltérable, de ces chroniques musicales dont
l’écriture le torture, il convient néanmoins de remarquer que cet extrait-là
est très proche du travail de journaliste. Toujours est-il qu’en cette
occasion, son récit de vie n’est plus rétrospectif mais s’ancre bel et bien
dans le quotidien.
Malgré toutes ces originalités, l’entrée
en matière des Mémoires est pourtant des plus communes : une
préface, qui justifie l’entreprise d’écriture, assure de « dire le vrai »,
désigne ses happy few (les « amis de l’art[21] »), et qui inscrit, par
opposition, l’œuvre dans le lignage de Rousseau ; et un incipit qui souligne un
ancrage spatio-temporel précis par la phrase consacrée : « Je suis né le 11 décembre 1803, à la Côte-Saint-André,
très petite ville de France, située dans le département de l’Isère, entre
Vienne, Grenoble et Lyon.»[22]
[12] CG, I, p. 483 : « Si jamais
Rome fut le pays de la musique, on peut dire aujourd’hui avec vérité : Rome
n’est plus dans Rome. » Berlioz cite un vers de Sertorius de Corneille III, scène 1, v.936
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