Baudelaire et Banville
Baudelaire
et Banville
Baudelaire et Banville : voilà deux poètes qui
ont bien des points communs : ils ont vécu à la même époque, ont partagé les mêmes espoirs et ont été animés par un certain idéal qu'ils ont exprimé dans leur poésie. Dans Réflexions
sur quelques-uns de mes contemporains, c’est sur la lyre et le lyrisme que
s’attarde Baudelaire lorsqu’il dresse le portrait de Théodore de Banville. Et
cela n’a rien de surprenant, car selon Banville, la poésie est intimement liée
au chant. Poésie et lyrisme sont une seule et même chose. Baudelaire explique
donc que « la lyre exprime cet état surnaturel, cette intensité de vie où
l’âme « chante » où elle est « contrainte de chanter »,
comme l’arbre, l’oiseau et la mer. […] il y a, en effet, une manière lyrique de
sentir. » Il explique ensuite que cette manière lyrique de sentir
est semblable à quelque chose qui suggère une idée de dépassement, une aspiration
vers un au-delà, où l’âme s’élance pour atteindre « une région plus haute » ;
et qu’elle est éprouvée par « les hommes les plus disgraciés de la nature »,
c’est-à-dire par ceux qui éprouvent le plus douloureusement le décalage qui existe
entre ce que la nature leur propose et ce à quoi ils aspirent. Ce caractère
lyrique peut se disséminer autour d’eux : dans leur langage, dans le
monde. Tout (monde, atmosphère, paysage, femme, homme, animaux) peut être
lyrique dès lors que s’exprime un élan, une aspiration vers le haut, une « apothéose », un summum, un état extatique où le décalage éprouvé n’existe plus, étant
comblé.
On ne peut nier qu’il existe une manière lyrique de
ressentir qui est peut-être le cœur même de la poésie, mais il est indéniable
que cela implique un acte de foi, un mysticisme qui a pu être remis en
question, y compris par Baudelaire lui-même. On peut se demander si cette
attitude lyrique n’est pas déjà anachronique pour Baudelaire, et si l’enchantement
n’a pas d’ores et déjà laissé place au désenchantement.
Dans son Petit
traité de poésie française, Banville explique qu’il n’y a pas de poésie
sans lyrisme. Les deux sont indissociables, « il n’y a pas de Poésie, hors
du chant. » il écrit que le lyrisme est l’expression de ce qu’il y a
en nous de surnaturel et de divin, de ce qui dépasse nos appétits matériels et
terrestres, et ne peut que s’exprimer par le chant. Le Chant et la lyre sont
étroitement liés et renvoient à Orphée, le premier poète, capable de charmer la
nature et les animaux en s’accompagnant de sa lyre. La poésie est la nature
elle-même, c’est pour cette raison que l’on peut dire que les arbres, les
oiseaux et la mer « chantent ». Cette époque mythologique apparaît
comme un état perdu que le poète souhaite retrouver en tant que lieu, utopique
peut-être, mais idéal, et qui serait une manière d’atteindre cette « région
plus haute ». Banville déplore cette perte dans certains de ses poèmes
parus dans le Parnasse contemporains, comme dans L’Exil des dieux où il exprime, sans raillerie, son regret d’un
temps ancien supposé plus beau.
Quand Baudelaire écrit que même « les hommes
les plus disgraciés de la nature » éprouvent cette manière lyrique de
vivre, il faut comprendre qu’il pense à ceux qui regrettent cet état perdu, et
qui sont par conséquent sans « loisir » soucieux de chanter encore et
toujours, de retrouver la beauté malgré tout. Les « Poètes maudits »
sont de cette famille-là. Verlaine, par exemple exprime son regret dans le très
beau prologue des Poèmes Saturniens :
« Aujourd’hui
l’Action et le Rêve ont brisé
Le pacte primitif par les siècles usé,
Et plusieurs ont trouvé funeste ce divorce
De l’Harmonie immense et bleue et de la Force. »
Le pacte primitif par les siècles usé,
Et plusieurs ont trouvé funeste ce divorce
De l’Harmonie immense et bleue et de la Force. »
Toutefois, cette manière lyrique d’envisager la
poésie n’est pas uniquement éprouvée par les poètes maudits, les poètes
romantiques d’une manière générale, étaient lyriques et Victor Hugo évoque ces
temps primitifs et idéaux dans sa poésie. Il les rattache au genre poétique de
l’Ode, qui est, par essence, lyrique, et décrit ces temps anciens dans la
première partie de La légende des siècles,
par exemple dans le poème « Booz endormi » où Booz et Ruth
peuvent s’aimer dans une nature clémente, après les moissons, sous la « faucille
dorée » qu’est la lune.
Comble de bonheur, « apothéose », « région
plus haute », dans le lyrisme, tout est hyperbolique, l’homme aspire à
dépasser sa condition terrestre et rayonne dans une apothéose à l’image du
visage illuminé de Béatrice dans le paradis de la Divine Comédie de Dante.
« Il a l’audace de chanter les héros et les
dieux ! » dit Baudelaire à propos de Banville. Selon Baudelaire, rien
n’est plus anti-moderne que cette attitude lyrique à l’ère des révolutions
industrielles, à une époque où les oiseaux se roulent dans la poussière des
usines. Il écrit ensuite « Banville est un parfait classique ! ».
Dans la poésie de Baudelaire, il n’y a plus la possibilité d’apothéose, c’est « la
couronne tombée dans le macadam » du Spleen
de Paris. Où trouver la « légèreté », la « dilatation »
quand le poète n’éprouve que la lourdeur du ciel, la pesanteur ? L’Albatros,
« lui naguère si beau » reste cloué au sol, et ses « ailes de
géant l’empêchent de marcher ». Le Cygne traîne ses ailes « dans la
poudre », tendant le cou vers « un ciel ironique et cruellement bleu »
« comme s’il adressait des reproches à Dieu ». La modernité poétique
est absolument anti-lyrique. Si elle cherche encore la beauté, ce n’est plus en
chantant la nature des temps idéaux, c’est en essayant de la trouver dans le
monde contemporain, même s’il faut l’extraire difficilement de la laideur ou du
mal. On ne peut plus chanter, le poète n'éprouve plus que cette intensité de vie où l’âme
est en deuil.
Mallarmé écrit aussi « je chanterai en
désespéré ». C’est l’impossibilité du lyrisme qu’il met en lumière. Il
doit trouver d’autres moyens pour conserver la possibilité du Chant ; et
développer sa poétique à partir de cette prise de conscience. C’est-à-dire qu’il
souhaite continuer à chanter mais ne peut se résoudre à croire qu’il existe un
état surnaturel, une « région plus haute ». On a vidé la Ciel et
ouvert la porte au désenchantement.
Alors qu’il est sur la côte d’Azur, un peu après ce
qu’on a appelé la « crise de Tournon », Mallarmé se retrouve devant
la mer, devant « l’Azur, l’Azur, l’Azur, l’Azur » et s’exclame :
« Que ce ciel terrestre est divin ! ». Voilà ce qui devient le
lyrisme, si le divin ne peut plus être chanté, si la lyre ne peut plus exprimer
un « état surnaturel » alors il faut trouver d’autres moyens pour y
parvenir. Mallarmé creuse le vers, et découvre le Néant. En conséquence, il
ramène le surnaturel sur la terre, et trouve le divin ici-bas, la surface du
ciel ou de la mer en est un reflet, la surface de la page également. C’est pour
cette raison que dans Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, la disposition
des mots sur la page peut évoquer tantôt le coup de dés, tantôt une étoile,
comme si la page était un reflet du ciel. A l’évidence, il est une certaine
forme de lyrisme qui perdure, qui résiste à « l’exil des dieux ».
Baudelaire propose une définition du lyrisme qu’il
partage avec Banville mais à laquelle il ne peut entièrement adhérer. Le
lyrisme est une manière lyrique de sentir qui implique un soulèvement d’âme, un
élancement vers « une région plus haute » lors de ces moments où l’âme
se sent « illuminée ». Baudelaire décrit le lyrisme car il propose un
portrait de son contemporain et caractérise donc sa poésie, mais il n’est pas
lyrique au sens où l’est Banville. Selon lui, ce lyrisme est incompatible avec
la modernité poétique. Il est cependant aisé d’établir un parallèle entre ce
lyrisme et l’aspiration vers l’idéal que l’on trouve dans la poésie
baudelairienne.
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