Un air de Bohême, la poésie de Suzanne Renaud (1889-1964)



  La poésie de Suzanne Renaud est méconnue en France. Il s’agit pourtant d’une grande voix poétique du XXème siècle, dont la poésie s’inscrit dans la lignée de Louise Labé, de Marceline Desbordes-Valmore, ou encore d’Anna de Noailles. 

      Sa poésie est empreinte de sensibilité et nourrie de littérature. Sa voix vient se mêler à celles d’autres grandes voix poétiques (Verlaine, Rimbaud, Baudelaire, Mallarmé et tant d’autres...) dans un dialogue incessant qui semble unir celles et ceux qui consacrent leur vie à la poésie.


Le fleuve d’argent pâli
Sans un pli
Miroite au jour qui décline ;
La ville et ses ponts à jours
Et ses tours
Sont couleur d’encre de Chine ;


Quelques mots sur la vie de Suzanne Renaud : 

Suzanne Renaud en 1923



  Elle est née à Lyon en 1889, dans une famille bourgeoise et a fait de brillantes études. Elle enseigne ensuite à l’université de Grenoble.

    Sa vie est digne d’un roman : après avoir publié son premier recueil « Ta vie est là... » en 1922, sa poésie est repérée par un intellectuel tchèque Bohuslav Reynek, qui s’éprend de cette poésie qui le fascine. Il vient la rencontrer en France, l’année suivante, car il souhaite lui demander l’autorisation de traduire son œuvre en tchèque. Une grande complicité se noue entre les deux poètes et ils se marient finalement en 1926. 

  La vie de Suzanne Renaud est alors partagée entre la France et la Tchécoslovaquie. Le couple passe les hivers à Grenoble et l’été dans le domaine de Petrkov, sur le plateau Morave. Puis, à la mort du père de Bohuslav, ils restent toute l’année à Petrkov, pour s’occuper du domaine. 

Suzanne Renaud et Bohuslav Reynek



     Dès 1938, Suzanne Renaud est révoltée par les accords de Munich. S’ensuivent des années difficiles. En 1944, elle doit, avec son mari, quitter Petrkov. Ils se réfugient chez des amis pendant un an. Quatre ans plus tard, en 1948, le « coup de Prague » instaure le stalinisme en Tchécoslovaquie. Leur ferme est réquisitionnée et transformée en « kolkhoz ». Reynek et ses fils deviennent salariés. Ce sont des années de peur et de grande misère. Suzanne Renaud n’écrit presque plus. Elle traduit néanmoins des poèmes populaires tchèques, et entretient une correspondance avec l’écrivain Henri Pourrat. 

     A la fin du régime communiste, Bohuslav Reynek devient un artiste célèbre, ses œuvres s’arrachent aux enchères, la poésie de sa femme reste cependant relativement peu connue malgré les initiatives de ses amis à Grenoble qui font publier certains de ses poèmes dans des revues poétiques, Pages libres et Les Cahiers de l’Alpe. 



 
     La poésie de Suzanne Renaud évoque dans une tonalité simple et intimiste, les thèmes universels de la nature et de la fuite du temps, mais son œuvre est également traversée par l’Histoire, avec sa grande H, comme le dirait G. Perec. 




Extraits : 

Souvenirs, souvenirs !… O multitude ailée,
Revenez vous poser doucement sur mon coeur
Comme autour d’une vasque où la source voilée
Interrompt d’un sanglot son chant triste et moqueur !

*****

Ce long soir calme et blanc, tunique sans couture,
D'une fraîcheur de lin vêt toute la nature ;
Sous le ciel incliné comme un tranquille auvent
On entend chuchoter l'épi mûr et le vent ;
Ce soir la Parque rêve, à sa tâche infidèle,
Son noir fuseau s'envole et devient hirondelle.

*****

Songes d'hiver : 

Nous irons vers ces pays
D'incertaine aurore
Où ni les jours ni les nuits
Ne peuvent éclore ;

Où l'aube n'a pour berceau
Qu'infinis espaces
Où le temps comme un vaisseau
Est pris dans les glaces ;

Là ni pleurs, ni champs d'amour,
Ni cris, ni colère ;
Rien que le vol mat et lourd
D'un oiseau polaire ;

Là nos cœurs pourront dormir
Dans le froid silence 
Délivrés du souvenir
Et de l'espérance,

Là nous verrons au ciel lent
S'éteindre les astres
Comme un long reflet sanglant
Des humains désastres

Sur des champs toujours vermeils
Où rien ne peut vivre
Que de beaux rêves pareils
A des lis de givre.


*****

Impassible témoin des heures et des choses,
Qui vis naître et pâlir tant d’aubes et de soirs,
S’incliner tant de fronts, se flétrir tant de roses,
Tant d’amour, tant de joie, hélas, et tant d’espoirs !

De quel songe obsédant gardes-tu la mémoire ?
Et quand tu luis, étrange, en un jour affaibli,
De quels spectres muets le peuple vient-il boire
A ton cristal figé l’universel oubli ?…

Mais j’interroge en vain, pour sonder ton mystère,
L’image qui se brouille et se fond comme un pleur ;
Qu’est-ce donc qui sommeille, ô miroir solitaire,
Dans ton impénétrable et glauque profondeur,

A l’heure où la clarté qui lentement recule
T’éveille par degrés, silencieux et nu,
A l’heure où tu parais briller au crépuscule,
ô phare inquiétant, sur un gouffre inconnu ?

*****

     La poète était également sensible à la musique, et elle écrivit vers la fin de sa vie un beau poème d’hommage à Hector Berlioz après avoir reçu en cadeau, la trilogie de L’Enfance du Christ (1864). Ce poème s’intitule « Présence de Berlioz ». En voici un extrait : 

Je l’ai reçu en exil
C’était veille de Noël
Quand la neige somnambule
Danse au chant des Koledas 1 

[…]

J’écoute sans plus rien voir
Ta voix de cloche perdue,
Ta voix de troupeau le soir.
Tu m’as dit l’amer retour
Vers l’enfance au vallon bleu ;
Et la guêpe du regret
Que l’on mord avec le fruit ;
Et le verger d’autrefois 
Sous la rosée de l’adieu.

[…]

Tu m’as dit la vieille amie,
L’étoile de tes douze ans,
Qu’aimait d’un coeur trop ardent
Un enfant lourd de génie.

[…]

Estelle, Estelle où es-tu ?
Où ton petit soulier rose ;
Souvenir jamais éteint
Cette lueur de satin
Sur l’orage de la vie
Fut trait d’aurore au lointain.

[...]

1Le « Koleda » est un chant de Noël que chantent les enfants tchèques à l’approche de Noël


    N’hésitez pas à découvrir cette belle œuvre poétique. Ces quelques extraits ne donnent qu’un aperçu de la poésie de Suzanne Renaud qui mériterait d’être plus connue. Ainsi que l’écrit Georges Bernanos, on commence à lire cette œuvre avec curiosité et on la poursuit « avec surprise et admiration » (Lettre de Georges Bernanos à Bohuslav Reynek, le 24 janvier 1928). 

Angélique Vanrenterghem 


Sources : 
 - Suzanne Renaud, OeuvresLes gonds du silence, Romarin, éd. Annick Auzimour et Barbora Bukovinská, 1999

 - Suzanne Renaud, Oeuvres – Dílo, Romarin,  éd. Annick Auzimour et Barbora Bukovinská, 1995

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