Henri Michaux (extraits)
Henri Michaux
Passages (1950) :
« Et j'écris. Bien peu importe alors le comment et le
pourquoi, mais il me devient pressant de conduire à mon tour quelque équipage à
travers l'infini moutonnement des possibles. Petit cortège que le mien, mais
qui, sur ce fond vaste et infiniment glissant, marche pour moi d'un pas si
étrangement accentué, d'un pas qui frappe le silence d'un accent inégalable ».
Observations :
« Ne considérez pas plus de gens que vous n’avez en
vous de personnes avec qui les confronter. Qui observe ? On ne peut que
comparer. Vous aimez quelqu’un ? Vous l’admirez ? Essayez plutôt de produire en
vous ce qui parait si extraordinaire en l’autre. »
« L’écriture pousse en vous plutôt le mythomane, la
musique plutôt le sentimental, les beaux-arts, l’amateur de formes. »
« Chacun est extraordinaire. Il est le seul à s’en
apercevoir. Découragement ! Enfin, il finit par s’y faire… puisque personne
d’autre que lui ne le remarque. »
Premières impressions :
« Sans s’élever, une mélodie, mais acharnée aussi à ne
pas céder tout à fait, comme retenu par ses racines braquées, le palétuvier
bousculé par les eaux. »
« Mon navire brise-glace avance seul dans la nuit »
Poteaux d'angle (1971) :
Avec tes défauts, pas de hâte. Ne va pas à la légère
les corriger.
Qu'irais-tu mettre à la place ?
Tu laisses quelqu'un nager en toi, aménager en toi,
faire du plâtre en toi et tu veux encore être toi-même !
Va jusqu'au bout de tes erreurs, au moins de
quelques-unes, de façon à en bien pouvoir observer le type. Sinon, t'arrêtant à
mi-chemin, tu iras toujours aveuglément reprenant le même genre d'erreurs, de
bout en bout de ta vie, ce que certains appelleront ta "destinée".
L'ennemi qui est ta structure, force-le à se découvrir. Si tu n'as pas pu
gauchir ta destinée, tu n'auras été qu'un appartement à louer.
Si tu traces, une route, attention, tu auras du mal à
revenir à l'étendue.
... Bêtes pour avoir été intelligents trop tôt. Toi,
ne te hâte pas vers l'adaptation. Toujours garde en réserve de l'inadaptation.
[...]
Communiquer ? Toi aussi tu voudrais communiquer ?
Communiquer quoi? Tes remblais ? - la même erreur
toujours.
Vos remblais les uns les autres ?
Tu n'es pas encore assez intime avec toi, malheureux,
pour avoir à communiquer."
En
route vers l'homme
Un être savant, un jour, est
venu, nous a instruits, nous, ignorants.
Il nous a appris à parler.
Auparavant nous ne savions que chanter.
Ce fut une tentation. Il ne
fallait sans doute pas accepter. Maintenant nous savons tous parler, après
quelques années d’enfance et de balbutiements. Mais à présent on n’est plus
comme avant. Ce n’est plus l’enchantement.
Il se faisait des choses. Il y
avait des entreprises, des réunions, des travaux, des préparations en vue du
futur. On avait des arbres. Il s’occupait de presque tout.
Autrefois il nous gouvernait.
Nous n’avions pas à vouloir, à décider. Nous pouvions encore jouer. Il a
disparu sans qu’on se l’explique.
Maintenant tout nous incombe à
nous, il laisse faire. Il n’est plus intéressé.
Il fait comme s’il n’était pas au
courant.
Ce n’est pas la première fois
qu’il s’était détaché. Certes, à ses yeux nous ne sommes pas satisfaisants, pas
non plus très intéressants. Nos pères-prédécesseurs savaient comment
l’intéresser. Ils savaient, eux, ce qu’il fallait pour ne pas rester seuls et
le faire revenir. Mais nous, nous ne savons pas, nous n’en avons pas trouvé le
moyen.
Une musique auparavant nous
reliait. Une musique nous avait été donnée pour cela, pour revenir à lui ; à
l’être si important qui pouvait nous gouverner notre terre. Une certaine
musique. Elle le ramenait à nous, cette musique-là qui nous avait été léguée
afin d’être le lien. Mais elle a été perdue celle-là.
Certains parmi nous quittent la
tribu afin d’aller vivre avec les animaux sauvages. Nous les laissons partir.
Les bêtes sauvages n’en veulent
pas. Elles ne se laissent pas tromper par des inclinations tumultueuses, par
simplement des intentions.
De ce côté le fossé est grand et
large, un fossé qui ne peut actuellement être comblé.
Car nous ne sommes pas des bêtes.
Quoique d’une certaine façon nous ne soyons pas encore parfaitement des hommes.
Nous le serons. Il ne faut pas désespérer. Nous l’avons été. Dans des temps
anciens, nous le fûmes. En même temps que ceux-là qui présentement dans les
bois et la savane sont redevenus entièrement des bêtes mais nous les
respectons. Nous nous interdisons de surveiller leurs vies ou de chercher à
savoir des choses sur elles, qui d’une manière ou d’une autre les humilieraient
peut-être.
Car, malgré que nous nous soyons
restés plus qu’à moitié hommes surtout par l’aspect et donc en avance sur
elles, il est à craindre, il est possible que nous ne redevenions hommes
complets et véritables, qu'après elles. On ne peut savoir. On ne peut être sûr.
Se vanter ne serait pas bien.
Pour le moment, sur quatre
pattes, ou autrement, elles attendent dans la forêt, dans des terriers leur
lointain avenir d’hommes avec une grande dignité, avec une dignité exemplaire.
Commentaires
Enregistrer un commentaire